De l'antique Sagesse de l'Italie, chp. I
§ II. — De la vérité première selon les Méditations de René
Descartes.
Giambattista Vico [1668-1744]
Les dogmatiques de notre temps
révoquent en doute, avant d’entrer dans la métaphysique, toutes les vérités,
non seulement celles qui sont relatives à la vie pratique, comme les vérités de
la morale et de la mécanique, mais aussi les vérités physiques et même
mathématiques. Ils enseignent que la seule métaphysique est celle qui nous
donne une vérité indubitable, et que c’est de là que dérivent, comme de leur
source, les vérités secondes par lesquelles se forment les autres sciences.
Nulle de ces vérités qui appartiennent aux autres sciences ne peut se démontrer
soi-même, et dans ces vérités secondes, autre chose est l’âme, autre chose le
corps ; elles ne savent rien avec certitude des sujets dont elles
traitent. Ils estiment donc que la métaphysique donne aux autres sciences le
fonds qui leur est propre. Aussi le grand méditateur*
de cette philosophie veut que celui qui prétend être initié à ses mystères, se
purifie avant d’approcher, non seulement des croyances apprises, ou, comme on
dit, des préjugés que, depuis l’enfance, il a conçus par les sens, mais encore
de toutes les vérités que les autres sciences lui ont enseignées ; et
puisqu’il n’est pas en notre pouvoir d’oublier, il faut que son esprit soit,
sinon comme une table rase, au moins comme un livre fermé qu’il ouvrira à un
jour plus sûr. Ainsi la limite qui sépare les dogmatiques des sceptiques, ce
sera la vérité première que doit nous découvrir la métaphysique de Descartes.
Et voici comment ce grand philosophe nous l’enseigne. L’homme peut révoquer en
doute s’il sent, s’il vit, s’il est étendu, et enfin s’il est : pour le
prouver, il a recours à l’hypothèse d’un génie trompeur qui pourrait nous
décevoir, de même que dans les Académiques de Cicéron un stoïcien, pour
prouver la même chose, a recours à une machine et suppose un songe envoyé par
les dieux. Mais il est absolument impossible que personne n’ait conscience
qu’il pense, et que de cette conscience il ne tire pas la certitude qu’il est.
C’est pourquoi Descartes nous fait voir la vérité première dans ceci : Je
pense, donc je suis. Remarquons que le Sosie de Plaute est ainsi amené par
Mercure, qui avait pris sa forme, comme le génie trompeur de Descartes, ou le
songe du stoïcien, à douter de sa propre existence, et ses méditations le
conduisent également à acquiescer à cette vérité première : « Certes,
quand je l’envisage et que je reconnais ma figure, c’est comme il m’est arrivé
souvent de regarder dans un miroir, il est bien semblable à moi ; même
chapeau, même habit, tout pareil à moi ; jambe, pied, taille, cheveux,
yeux, nez, dents, lèvres, mâchoires, menton, barbe, cou, tout en un mot ;
si le dos est couvert de cicatrices, c’est la plus ressemblante des
ressemblances ; mais pourtant quand je pense, je suis bien certainement
comme j’ai toujours été. »
Mais le sceptique ne doute pas qu’il
pense, il avoue même si bien la certitude de ce qui lui apparaît qu’il la
défend par des chicanes ou des plaisanteries ; il ne doute pas qu’il soit,
et c’est dans l’intérêt de son bien-être qu’il suspend son assentiment, de
crainte d’ajouter aux maux de la réalité les maux de l’opinion. Mais s’il est
certain de penser, il soutient que ce n’est que conscience et non pas science,
rien autre chose qu’une connaissance vulgaire qui appartient au plus ignorant,
à un Sosie, et non pas ce vrai rare et exquis dont la découverte exige tant de
méditations d’un si grand philosophe. Savoir, c’est connaître la manière, la
forme selon laquelle une chose se fait ; or la conscience a pour objet ce
dont nous ne pouvons démontrer la forme, si bien que dans la pratique de la
vie, quand il s’agit de choses dont nous ne pouvons donner aucun signe, aucune
preuve, nous donnons le témoignage de la conscience. Mais quoique le sceptique
ait conscience qu’il pense, il ignore cependant les causes de la pensée, ou de
quelle manière la pensée se fait ; et il professerait aujourd’hui cette
ignorance plus hautement encore, puisque dans notre religion on professe la
séparation de l’âme humaine de toute corporéité. De là, ces ronces et ces
épines où s’embarrassent et dont se blessent mutuellement les plus subtils
métaphysiciens de notre temps, quand ils cherchent à découvrir comment l’esprit
humain agit sur le corps et le corps sur l’esprit, attendu qu’il ne peut y
avoir contact qu’entre des corps. Ces difficultés les forcent de recourir
(toujours ex machina) à une loi occulte de Dieu par laquelle les nerfs
excitent la pensée lorsqu’ils sont mis en mouvement par les objets externes, et
la pensée tend les nerfs lorsqu’il lui plaît d’agir. Ils imaginent donc l’âme
humaine comme une araignée, immobile au centre de sa toile ; dès que le
moindre fil s’ébranle, l’araignée le ressent ; dès que l’araignée, sans
que la toile remue, pressent la tempête qui approche, elle met en mouvement
tous les fils de la toile. Cette loi occulte, ils l’imaginent parce qu’ils
ignorent la manière dont la pensée se fait : d’où le sceptique se
confirmera dans sa croyance qu’il n’y a point de science de la pensée. Le
dogmatique répliquera que le sceptique acquiert par la conscience de sa pensée
la science de l’être, puisque de la conscience de la pensée naît la certitude
inébranlable de l’existence. Et nul ne peut être certain qu’il est, s’il ne
fait son être d’une chose dont il ne puisse douter. C’est pourquoi le sceptique
n’est pas certain qu’il est, parce qu’il ne tire pas cela d’une chose
absolument indubitable. Le sceptique répondra en niant que la conscience de la
pensée puisse donner la science de l’être. Car il soutient que savoir, c’est
connaître les causes dont une chose naît ; mais moi qui pense, je suis
esprit et corps, et si la pensée était la cause qui me fait être, la pensée
serait la cause du corps ; or le corps c’est ce qui ne pense point. Que
dis-je ! c’est parce que je suis composé de corps et d’esprit, c’est pour
cela que je pense, en sorte que c’est le corps et l’esprit réunis qui sont
cause de la pensée ; si je n’étais rien que corps, je ne penserais
pas ; si je n’étais qu’esprit, j’aurais l’intelligence proprement
dite ; car la pensée n’est pas la cause qui fait que je suis esprit, ce
n’en est que le signe ; or un signe n’est pas une cause ; car un
brave sceptique ne nierait point la certitude des signes, mais il nierait celle
des causes.