Une belle présence s'en
est allée... Une photo suffit pour percevoir
l'intégrité et la
profondeur de cette présence. Un ami m'a communiqué
ce texte d'hommage a
Mataji, Tenzin Pentok. Un témoignage d'une vie,
une courte biographie par
Océane Plockyn d'après les entretiens qu'elle
a réalisés durant ces
dernières années avec Mataji. Simplicité et force.
Tout témoignage est une
lumière sur le chemin de la vie, sur la vie...
Appelez-moi Tenzin Pentok !
Dans son petit studio modeste, de grandes âmes règnent en maîtres, transformant ces quelques mètres carrés en un sanctuaire d’espoir et de lumière. Le Dalaï Lama, en couleur ou en noir et blanc, omniprésent dans les quatre directions de l’appartement, prend la pose sur des portraits, vestiges et trésors de nombreuses années de dévotion. Les photos ne mentent pas, et certaines traduisent avec émotion le respect et l’affection réciproque qui unissent le Maître à son disciple. Loquace mais pudique, Mataji se contente de sourire avec tendresse, sans trop s’étendre sur son rapport privilégié avec Sa Sainteté. Les mots seraient insuffisants, sans mesure avec la force de l’amour qu’elle porte à celui qui « par bonté, s’est mis au service de l’humanité ». Nul n’est besoin d’en dire davantage, l’éclat rieur et sage de ses yeux cristallins nous livre son message.
***
Je m’appelle Ani Tenzin Pentok. C’est ainsi
que mon Maître, Sa Sainteté le Dalaï Lama m’a nommée lorsqu’il m’a ordonnée. Je
tiens énormément à ce nom, cher à mon cœur du fait de sa provenance et de sa
bénédiction. Pourtant, il reste muet, si peu souvent murmuré. Où que je me
rende sur cette terre, quoi que je fasse, c’est sous le pseudonyme de Mataji
que l’on m’identifie. C’est ennuyeux ! Ce n’est pas que je n’apprécie pas «Mataji»,
qui pourrait s’en offusquer quand on saisit tout l’amour et le respect, entre
ces trois syllabes évoqués ? Mata signifie Mère, en hindi, et Ji est, en Inde,
le suffixe attribué aux êtres vénérés. C’est donc un cadeau adorable que de
m’appeler ainsi, et je manquerais de gratitude si je ne m’en montrais pas ravie;
mais je reconnais que cela est source de soucis aussi, car je n’utilise pas le
nom choisi par mon Maître et entre nous, oui, cela m’ennuie.
Cette
dénomination hindoue, je la tiens de l’époque où je fis construire un hôpital
pour le soin des lépreux en Inde. Ce fut une étape importante de ma vie, et mon
lien à l’Inde ne s’est pas dénoué depuis, ce n’est donc finalement pas anodin
que cet ancrage se soit incrusté durablement, suivant ma trace, me devançant
quelques fois, s’imposant ici et là. Qu’y puis-je ? Il m’a bien fallu lâcher
prise. Car il faut bien que je réponde lorsque quelqu’un m’appelle ! Mais dans
mon cœur, en secret, je ne suis personne d’autre qu’Ani Tenzin Pentok, nonne
bouddhiste et disciple reconnue par le Dalaï Lama. J’ai fêté mes
quatre-vingt-seize ans le 10 juin 2017 et je quitterai bientôt cette précieuse
vie humaine avec un doux sentiment de devoir accompli. Une vie bien remplie, de
joies et de souffrances aussi, dédiée au chemin bouddhiste. Je ne suis rien de
plus qu’une éternelle étudiante du Dharma, qui écoute et écoutera les
enseignements jusqu’à son dernier souffle, avec assiduité, mais si vous le
souhaitez je veux bien vous confier quelques mots de moi, avant de m’en
aller...
Prendre soin des êtres
Je suis née en Lorraine, dans une famille
catholique. Maman, sérieuse pratiquante, m’a transmis très tôt son amour pour
Jésus Christ, que j’ai prié à mon tour avec ferveur et sincérité. Comme je fus élevée
dans ce contexte de charité et de compassion, le souhait d’aider les autres
s’est activé naturellement dès mon plus jeune âge, sans jamais s’estomper,
restant le fil conducteur de mon parcours de vie. L’attention et le soin portés
aux êtres prirent des formes diverses et variées au fur et à mesure de mon
existence : pour commencer, j’envisageais davantage le monde médical que la vie
monastique pour contribuer à améliorer le sort de mon prochain, et je me suis
engagée dans d’ambitieuses études de médecine. Puis je poursuivis cet
engagement quelques années plus tard avec la construction de cet hôpital pour
les personnes souffrant de la lèpre en Inde, et devins par la suite
instructrice de yoga, plus axée sur les souffrances du corps, avant de
m’orienter finalement vers les maux de l’esprit via le Bouddhisme et ma robe
rouge de nonne.
Ma motivation pour les études de
médecine s’avéra aussi intense que les obstacles qui entravèrent ce plan de
carrière. D’abord la guerre qui fige tout sur son passage, suspendant la vie,
les projets, les envies. Puis la tuberculose, qui me frappa par deux fois ; et
les deux années interminables passées au sanatorium sonnèrent le glas de cette
ambition. De trop longues pauses inappropriées, trop de difficultés pour mener
à bien ce projet. Qu’importe la blouse de médecin, je m’orienterai vers la recherche
médicale pour contribuer, d’une autre manière, au service de mes congénères. Je
pris donc cette direction jusqu’à ce qu’un collègue bien avisé m’offrit une
autre opportunité : m’essayer au costume de visiteuse médicale. L’expérience
fut concluante, et, sans les qualifications requises, je m’installais dans cette
fonction, soutenue par mes parents qui m’offrirent même le véhicule nécessaire
à tous mes déplacements. Je prenais cette mission très à cœur, avec un
enthousiasme débordant. Un double sentiment de liberté de mouvement et
d’utilité m’habitait alors, signe que j’étais sur la bonne voie. Dans le cadre
de mes visites, je me suis liée d’amitié avec un vieux docteur passionnant,
amoureux fou de l’Inde, qui m’introduisit à cette culture ancestrale, à ce pays
mystérieux, jusqu’à ce que l’envie de le découvrir à mon tour ne devienne
irrésistible. Il m’avait transmis le virus ! En parallèle de mes activités
professionnelles, je fréquentais également de plus en plus assidûment la Société
Théosophique, square Rapp à Paris, ce qui contribua à renforcer mon désir
d’évasion indienne, pour approcher de plus près cette philosophie mystique.
Premiers pas vers l’Inde
Encouragée par mes amis de la Société
Théosophique, je prenais un billet pour le Sud de l’Inde, direction Adyar, le
berceau de cette mouvance intellectuelle dont Krishnamurti fut d’ailleurs un
membre actif. En effet, KrishnaJi, qui devint par la suite un ami, s’y investit
jusqu’à en décliner la présidence, trop avide de liberté pour suivre un chemin
déjà tracé. Je ne connaissais pas encore le Bouddhisme à cette époque de ma
vie, je le regrette car avec le recul, j’aurais adoré échanger avec lui sur ce
sujet et sur sa frilosité à rallier des dogmes ou des philosophies établies. De
longs débats manqués... à reporter pour une prochaine vie, qui sait ?!
C’est à Adyar que je fis la connaissance
de Sri Ram, le Président International de la Société Théosophique, et du Dr
Shiva Kamu, qui deviendra ma seconde maman, chérie autant que ma mère naturelle
pour qui j’éprouvais aussi un amour inconditionnel. D’ailleurs, maman savait,
les mères savent toujours, le lien qui m’unissait à Shiv’Kamu. J’avais son
accord tacite et même sa bénédiction, elle devinait avec raison mon cœur
suffisamment grand pour accueillir deux mamans. J’ai perdu les deux femmes de
ma vie la même année, décédées l’une après l’autre, comme pour m’enseigner
l’équanimité et éviter que mon amour pour l’une ne se reporte sur la survivante.
La sœur de Sri Ram faisait partie du
Gouvernement indien, celui de Nehru, et elle dirigeait également une école
primaire. Lorsque l’Inde offrit l’exil au peuple du Tibet, en 1959, elle m’a
conviée à une cérémonie pour l’accueil de deux cent enfants tibétains dans son
école. Ce fut mon premier contact avec ce peuple souriant et ma première
rencontre avec un Géshé, bien avant que je ne me familiarise avec le Bouddhisme.
J’en garde un souvenir ému, tant ces enfants respiraient le bonheur et la joie
de vivre malgré leur contexte difficile, et l’arrachement à leur terre. La vie
est pleine de surprises : c’est ce même Geshé qui me donnera refuge quelques
années plus tard, à l’Institut Vajra Yogini, centre d’études bouddhistes dans
la campagne du Tarn, lors de retrouvailles aussi improbables qu’heureuses de
l’Inde vers la France.
L’infinie bonté de Sa Sainteté
C’est aussi en Inde que j’ai rencontré Sa
Sainteté le Dalaï Lama. La place qu’il occupe dans ma vie depuis est
incommensurable, tout comme l’affection qui me lie à sa sœur Jetsum Péma; mais
je ne développerai que peu ce lien qui relève de l’intimité et du sacré. Je me
contenterai de vous partager quelques mots, avec le souhait d’illustrer
concrètement l’infinie bonté doublée de l’incroyable simplicité de Sa Sainteté.
Je n’étais encore qu’une laïque mais
notre première audience fut riche en émotions et donna le ton de notre
relation, naturelle et authentique, avec bien sûr un profond respect. Cet être
solaire, exceptionnel, dégage en même temps une simplicité telle que je me suis
sentie tout de suite à l’aise à ses côtés. Lors de notre seconde rencontre, je
lui ai offert un morceau de pierre issue de la tombe de Jésus Christ, protégé
dans une kata. Une haute autorité catholique avec qui j’avais longuement
discuté, m’avait fait cadeau de ces deux petites pierres sacrées, lors d’un
voyage à Jérusalem. Cela me semblait être une offrande à la hauteur de Sa
Sainteté, puisque le Christ et lui sont, à mes yeux, investis d’une même mission
: aimer et guider l’humanité vers la lumière. J’ai conservé et je garde
toujours précieusement le second morceau de pierre, qui me relie ainsi à mon
Maître. Sa Sainteté m’a fait l’honneur de procéder à mon ordination en Inde, à
Bodhgaya, en même temps d’ailleurs que la Vénérable Chantal Dekyi. Par la
suite, j’ai eu la chance et le privilège de m’entretenir avec lui à diverses
reprises. Lors de l’une de ces audiences privées, je souhaitais lui montrer la
photographie de deux enfants tibétains dont je m’occupais. Afin de mieux
fouiller dans mon sac, comme je manquais de visibilité, je saisis la paire de
lunettes posée là, sur la table en face de moi, lorsque Sa Sainteté s’exclama :
« no, no, it’s mine » ! Par mégarde, j’avais pris ses lunettes ! Vous imaginez mon
embarras ! Rayonnant de la bonté qui le caractérise, il ne m’en a évidemment
pas tenu rigueur, mais je me suis sentie extrêmement gênée sur le moment.
Une autre fois, je me suis rendue à
Dignes où il devait prononcer un discours pour l’inauguration du Centre
Alexandra David Néel et y prodiguer des enseignements. Nous étions logés dans
le même hôtel, Sa Sainteté, son équipe proche (notamment son intendant et son
premier secrétaire) et moi-même. La veille, il m’avait été confié le soin de
préparer la chambre de Sa Sainteté avant son arrivée: volutes d’encens,
récitations de prières et de mantras, et disposition harmonieuse de fleurs
parfumées. Les enseignements commençaient chaque jour à dix heures, et, tôt le
matin du second jour, j’ai décidé d’aller acheter des fleurs fraîches pour
remplacer celles de la veille. Comme je disposais de peu de temps avant les
enseignements, immanquables évidemment, je suis sortie précipitamment de ma
chambre ,claquant la porte sans allumer la minuterie de la lumière, et j’ai
foncé dans l’ombre du couloir jusqu’à l’escalier. Au même moment, Sa Sainteté
sortait lui aussi, à vive allure, car une équipe de télévision l’attendait déjà
dans le hall de l’hôtel. Et ce qui devait arriver arriva : nous nous sommes
percutés, assez violemment ! J’étais tellement ahurie et sous le choc que je
suis restée silencieuse, lui riant aux éclats de me voir ainsi surprise ; et je
n’ai rien trouvé de mieux à dire que «Good morning, Your Holiness» avant de
poursuivre mon chemin, en vitesse et pour ainsi dire, l’air de rien.
La vie de famille
Avant de choisir la vie monastique, je me
suis essayée à la vie de famille. Je me suis mariée deux fois, et de ma
première union est né un fils unique, Jacques. Lorsque Jacques a eu à peine
neuf ans, j’ai dû confier sa garde à son père, car je ne parvenais pas à
concilier mon travail de visiteuse médicale, sans cesse sur les routes, et son
éducation. Sur le moment, cela me semblait la meilleure décision et il fallait bien
que je gagne ma vie, pour moi comme pour lui, mais neuf ans, c’est trop tôt
pour être séparé de sa mère, et la connexion entre nous n’a jamais pu être
totalement rétablie. C’est un des grands regrets de ma vie, qui m’attriste
encore aujourd’hui.
A l’époque où Jacques fêtait ses quinze
ans, je me suis remariée, devenant officiellement Mme Renée Berger Perrin.
J’avais acheté un petit appartement à Grenoble, et engagé une entreprise de travaux
pour m’aider à le restaurer et... c’est finalement l’entrepreneur que j’ai
épousé ! Je ressentais une tendre affection pour ce second mari, une belle
personne mais qui était solidement ancré dans les plaisirs mondains. Nous
recevions ses collègues chaque fins de semaines, lors de soirées largement arrosées.
Cela me semble si loin quand j’y repense, presque une autre vie!
A présent, bien sûr, le regard que je
porte sur le monde est celui d’une nonne bouddhiste, mais je me garderai bien
de dénigrer les relations de couples, car elles fondent aussi une excellente
pratique spirituelle. Bien sûr, que nous pouvons être en couple et atteindre
l’éveil, nul n’est besoin d’y renoncer. Quelle meilleure pratique et
entraînement au non-attachement que la vie à deux ? Au contact de l’autre, nous
apprenons à développer l’Amour, c’est à dire à cultiver la patience, le pardon,
la gentillesse, la compassion, et beaucoup d’autres qualités. Les enfants,
également, participent à ce cheminement. D’abord parce qu’ils scellent l’amour
du couple. Le fait de donner la vie permet aussi de rendre un être heureux, en
lui offrant la chance de se réincarner dans une famille bouddhiste où il pourra
progresser sur le chemin de l’éveil. Dans ce sens, c’est un cadeau merveilleux,
que la maternité. Le fait d’avoir connu la vie de famille est un atout : cela me
rend légitime et, je l’espère, pertinente dans les conseils que je peux dorénavant
partager avec ceux qui traversent des difficultés.
Mon fils
Celui qui m’introduisit au Bouddhisme,
c’est mon fils, Jacques Haesert. Docteur en médecine tibétaine, il s’engagea
sur la voix du milieu bien avant moi. Un jour, il me prit par le bras et me
conduisit à l’Institut Vajra Yogini, où je rencontrais le Dharma. Je lui en
suis infiniment reconnaissante, c’est le plus beau cadeau qu’un fils puisse
offrir à une mère : lui entrouvrir un chemin spirituel. Ah, mon Jacques...
Certes, notre lien familial m’enlève
toute objectivité, mais tous ceux qui l’ont approché pourront le confirmer :
c’était un être véritablement exceptionnel. Quelqu’un de bien, de bon, de sage.
Quand il parlait d’amour, il respirait la sincérité. Loin des grandes théories,
la souffrance, lui, il la côtoyait au quotidien, et il se sentait le devoir de
guérir et de soulager le plus possible d’êtres sensibles. Telle une obsession.
Il travaillait sans relâche à cette mission, trop, peut-être ? Des
consultations, des enseignements, des conférences... Mais comment le lui
reprocher ? Sa disparition, inattendue, reste le grand drame de ma vie. La
veille de sa mort, il a donné une énième conférence sur la Médecine Tibétaine à
l’Institut, qui devait se poursuivre le lendemain. Quand il ne vint pas au
rendez-vous à neuf heures le matin, ses étudiants, inquiets de ce retard
inhabituel, se rendirent à son domicile et le trouvèrent étendu sur son lit,
les lunettes encore sur le nez et à la main, un cahier. Il est parti ainsi, à
l’œuvre pour les autres. Ce fut pour moi un effondrement. La mort de son enfant
fait naître au cœur une intense douleur. Il a bien fallu continuer, mais ce fut
une épreuve terrible dans ma vie de femme, et de mère.
L’Institut Vajra Yogini
Ah, l’Institut ! Cet endroit a tenu une
place de premier ordre dans ma vie, puisque j’y ai pris refuge. Finalement, j’y
ai assez peu vécu, un an et demi seulement, mais je m’y suis rendue régulièrement
depuis plus de vingt-cinq ans, cela créé des liens. Dans mon cœur le «château»
comme j’aime à l’appeler, sera toujours ma maison. L’enchaînement des évènements
et la vie ont décidé que je n’y résiderai plus dorénavant, mais ce lieu restera
pour toujours mon chez moi. C’est une grande joie chaque fois que je m’y rends,
même si l’énergie qui y règne est parfois déroutante! Chacun s’affaire avec hâte
et enthousiasme pour que puissent se dispenser les enseignements. François et
Violette, qui dirigent l’Institut bénévolement depuis plus de dix ans offrent
un cadeau précieux à toute la communauté et aux visiteurs, ils font preuve
d’une solide dévotion. Violette est incroyable c’est bien simple elle à l’ œil
partout, elle voit tout! Et sa capacité de travail semble inépuisable. La
gentillesse et l’affection de François à mon égard me touchent énormément, nous
avons une relation très fraternelle. Ils
personnifient le vrai don de soi, au service des autres. Je les aime et je
salue leur courage, ils illustrent pour moi le travail des Bodhisattvas. Ils
méritent une communauté soudée autour d’eux, pour les aider et peut-être mieux
répartir les responsabilités.
L’énergie est bien différente au
Monastère tout proche de Nalanda, mon autre refuge ici-bas. C’est là-bas qu’on
me fermera les yeux et que je méditerai paisiblement, vers la suite du voyage.
La mort
La mort est partie intégrante de la vie,
n’est-ce pas ? Naturellement, elle s’invita à plusieurs reprises dans la
mienne. Nous avons déjà évoqué le départ de mes deux mères et de mon fils ; la
fin de vie de mon père est également un évènement marquant de mon histoire. Mon
père m’a donné une éducation extrêmement stricte et sévère, je n’avais par
exemple, jamais l’occasion de recevoir des amies, d’ailleurs, je n’avais pas
d’amies. Seules les études tenaient grâce à ses yeux et le divertissement n’a
guère occupé de place dans mon enfance solitaire et studieuse. En guise de
distraction, une fois par semaine, ma mère m’accompagnait au cinéma de
Strasbourg si j’avais suffisamment bien travaillé et si je l’avais mérité.
C’est tout. Pourtant, il n’était pas complètement austère, ce père, bien que
son métier d’officier de l’armée pourrait laisser penser le contraire. Il
savait aussi sourire, et s’autorisait quelques excentricités, il jouait même de
la cithare avec ses amis musiciens. Mais avec moi, il fut sans douceur et sans
pitié.
Alors que je vivais ma vie loin d’eux, du
côté de Grenoble, je découvris un soir de retour du travail une enveloppe dans
ma boîte aux lettres. Une lettre de mon père, la toute première, peut-être.
Quelques mots simples qui changèrent le cours de notre relation, puisque dans
cette lettre il me demandait pardon. Sur le morceau de papier, recouvert de
l’encre fragile de sa santé déclinante, coulait aussi la trace des larmes
séchées qui ponctuèrent ses pensées. Ses regrets, certes tardifs, débordaient
de sincérité, de la prise de conscience
de ce que j’avais enduré. Poussée par l’urgence des retrouvailles, je sautais
dans le premier train de nuit en direction de Strasbourg pour rejoindre la
maison familiale au plus vite. Quand je découvris son état, je réalisais à quel
point les heures étaient comptées. A l’hôpital, j’ai pu accompagner ses
derniers instants, il mourut tout près de moi, bercé par ces paroles murmurées
à son oreille : « mon petit papa, je t’aime très fort ». J’aime à penser qu’il
est parti soulagé, en paix. Quelles que soient les difficultés, les souffrances
que nous avons pu éprouver, les relations conflictuelles, le pardon du fond du cœur
est en mesure de tout réparer. Qu’importe le passé, c’est le présent qui compte
et notre présent à nous, fleurissait d’amour et d’affection. Rien n’est plus
important que de quitter cette vie en paix, c’est déterminant pour la suite des
évènements. Nous sommes aussi vulnérables que des enfants au moment de la mort,
alors pour faire taire la peur et les regrets, il est capital que nos yeux se
ferment entourés de réconfort. Je suis heureuse et soulagée d’avoir pu le lui
donner, ces derniers instants ensembles furent formidables. J’ai la profonde
certitude qu’il a entendu mon pardon et qu’il s’est endormi en paix, puisque deux
semaines après son décès, j’ai rêvé de lui. Dans ce rêve aux contours
parfaitement nets et vifs, mon père se tenait debout sur le sommet d’une
colline au vert éclatant de vie. Je me dirigerais vers lui, sereine, calme,
quand il m’interpella de loin :
- Alors,
c’est vrai, tu m’aimes ?
- Oui, mon
petit papa, je t’aime très fort, répétais-je pour la deuxième et dernière fois.
Avant que mes yeux ne s’ouvrent et que la discussion entre nous, pour toujours
ne s’achève.
En ce qui concerne à ma propre mort, je
m’efforce de n’éprouver aucune crainte, aucune peur. Je m’y prépare,
sereinement, par la réflexion et la méditation. Je suis à l’aise avec cette
idée puisque pour moi, il y a une suite. Mon corps âgé est devenu source de
bien des souffrances, j’essaye malgré tout d’en tirer le meilleur parti, jusqu’au
bout, et surtout de ne pas trop m’en plaindre, de cultiver la joie et le rire,
d’autant plus lorsque je reçois des visites. Lorsque j’ai trop mal à la tête,
je chante, et cela va mieux ! Notamment de vieilles rengaines qui datent de
l’époque de mes études de médecine, comme la Chanson du Macchabé ! Il faut
aussi se divertir et savoir faire preuve de légèreté. Parmi mes amies âgées, certaines redoutent la
mort, alors que d’autres l’attendent avec impatience. Dans un cas comme dans
l’autre, elles passent à côté du moment présent. Nous n’avons aucun pouvoir sur
l’heure et les circonstances de la mort, alors pourquoi s’en inquiéter ? Il
faut être prête, et puis profiter du temps qu’il reste pour faire du bien et
progresser sur la voie, jusqu’au bout. Je ne souffre pas du moindre doute quant
à mes retrouvailles avec le Dharma dans la vie prochaine : il est en moi. Cette
certitude contribue à ma sérénité, à l’approche du départ. Je sais que je
suivrai encore la voie des Bouddhas, et que je m’activerai de nouveau pour le
bien des êtres. Apprendre encore pour mieux donner.
Depuis deux ans environ, je ne saurai
l’expliquer mais il me semble évident que les liens que je crée, les rencontres
que je partage, seront toutes renouvelées et renforcées dans la vie prochaine.
D’ailleurs je compte beaucoup de jeunes personnes autour de moi, des
trentenaires, et je suis certaine de vous retrouver dans quelques années et que
nous contribuerons ensemble à sauver ce qui pourra l’être sur cette planète.
Lors de ma prochaine incarnation, il y aura tellement à faire... Il ne s’agit
pas de revenir pour s’amuser mais pour travailler et accepter de repasser par
des phases de souffrance, inévitablement. Je n’éprouve aucun découragement à
cette perspective, la souffrance fait partie de l’humain. Tant qu’on manque de
discernement, de connaissances, tant qu’on ne comprend pas tout, il faut passer
par là. Je suis prête à cela.
Never Give Up !
Que nous
soyons en pleine santé ou malades, seuls ou entourés de proches, que notre
porte- monnaie soit vide ou plein, nous nous plaignons tout le temps ! Cela ne
vous a pas échappé n’est-ce pas ?! Nous ne sommes jamais pleinement satisfaits,
l’être humain est ainsi fait... Parfois, je me demande où tout cela va nous
mener, et quelle orientation va prendre le monde dans les prochaines années.
Vous, les jeunes, vous aurez à faire face à des défis de taille, vous serez
confrontés à de grandes difficultés. Si vous deviez ne retenir qu’un seul
conseil de ma part, ce serait celui-là : surtout, ne vous découragez pas « Never
give up », comme le dit si souvent Sa Sainteté le Dalaï Lama. Essayons de
demeurer en paix, de pratiquer la compassion, et de nous activer dans le bon
sens, sans nous plaindre exagérément ; faute de quoi nous contribuerions à
créer de l’énergie négative, inutilement. Je sais, nous avons cette tendance, mais
avec quelques efforts, nous pouvons la contrer. Nous avons parfois de la peine,
de la tristesse, des soucis, d’accord, mais tâchons de faire preuve de
modération. Le mieux pour faire face aux obstacles est encore de prier, plutôt
que de geindre et se plaindre sans arrêt. Essayez, et vous verrez !
Lorsque vous êtes confronté à des
difficultés, vous pouvez aussi demander l’aide de la Sangha, des moines et des
nonnes, des Géshés et des Rinpochés qui enseignent le Dharma dans le monde
entier et qui entourent sa Sainteté. Vous pouvez également vous en remettre aux
« êtres invisibles ». Ils sont là. Nous ne sommes pas aussi seuls que nous le
croyons. Certains les appellent des « anges gardiens », d’autres encore des « extra-terrestres
», qu’importe le label, ce sont ces présences favorables qui vous viennent en
aide dès que possible, si l’on prend la peine de les solliciter.
S’il est primordial de ne pas se
décourager, nous devons en parallèle, faire preuve de modestie. Ce n’est en
rien contradictoire ! Parfois, lorsque l’on vit certaines expériences, certains
progrès sur le chemin spirituel, nous pouvons avoir tendance à nous
enthousiasmer démesurément, voir même à manquer de modestie. C’est une erreur,
il nous reste tellement à apprendre. Le calme est alors préférable à
l’euphorie. Essayons de reconnaître notre ignorance avec tranquillité et
humilité, mais sans exagérer sinon c’est encore une forme de prétention.
L’expérience m’a prouvé que les fruits de nos efforts, de nos pratiques,
peuvent se récolter bien longtemps après. Parfois des expériences surviennent
dix ans plus tard, analogues à celles que nous vivons aujourd’hui, et les
épreuves actuelles nous permettront d’y faire face plus facilement. Nous
pouvons savourer la sérénité d’un instant de vérité, grâce à un enseignement reçu
dix ans plus tôt et qui refait surface, au moment opportun, pour nous rendre
service. Courage, modestie et patience, voilà un bon trio pour avancer sur la
pratique spirituelle. Tout est vibration Je suis très sensible à la question
des champs vibratoires émis par les êtres, et c’est devenu un de mes domaines
de prédilection. Nous devrions considérer la qualité des vibrations avec la
plus grande attention. Prenons, par exemple, l’enseignement du Dharma: les
paroles peuvent être simples mais si elles sont prononcées avec le ton adéquat
et une qualité vibratoire harmonieuse, elles permettront une transmission
optimale du message. Si nous prenons conscience de la qualité vibratoire avec
laquelle nous pensons, nous ressentons, nous parlons, alors ce travail
d’enseignement, comme toute autre activité, peut avoir un impact extraordinaire.
Tout est vibration.
Ce
que vous émettez se répercute en premier lieu sur vous, mais aussi sur votre
entourage, sur votre maison, puis jusqu’au ciel, sur les étoiles, mais aussi l’eau,
l’air... La vibration se repend partout, d’où l’importance de ce que nous
diffusons. Si nous avons une pensée, une parole négative, elle impacte tout, et
pas seulement celle ou celui qui en est le destinataire. Comprenez-vous ?
L’idéal, ce serait une harmonie parfaite entre ce qui est dit et la vibration
qui est émise. Une cohérence, une congruence, qui permettrait que le message,
l’intention, soit parfaitement reçus par celui à qui nous nous adressons. Au
contraire, si vous dîtes « blanc » tout en pensant « noir », du fait de ce
décalage, la vibration émise et reçue sera en lien avec le « noir », et ce en
dépit des mots prononcés. La vibration ne s’invente pas, pas plus qu’elle ne se
travaille ou ne se contrôle. Elle n’est que le reflet de l’état intérieur de
l’être qui s’exprime et qui agit. Elle provient du cœur, de ce que nous avons appris
et pratiqué, de notre niveau de calme et d’introspection acquis au fil des
années, et aussi de notre bonté. Prendre conscience de l’impact de ses propres
vibrations est déjà une première étape importante. Puis, nous devons aussi
prendre soin de ne pas juger l’état vibratoire de ce que nous ressentons, ni de
ce qui nous entoure. C’est extrêmement important. Le jugement conduit à un état
vibratoire qui n’est pas bon. En reconnaissant seulement la mauvaise humeur d’une
personne, en la constatant simplement, nous l’accusons encore davantage et nous
participons à la diffuser plus encore. Nous devons nous entraîner à faire
preuve de neutralité, allant jusqu’à nous abstenir de toute constatation. Vous
vous demandez peut-être comment prendre soin et considérer les êtres avec une
telle neutralité, comment nous adapter à leur état d’être si nous ne l’évaluons
pas ? La réponse est simple : grâce à l’amour. L’amour est suffisant, si nous
émettons de l’amour, nul n’est besoin de constater l’humeur de l’autre, nul
n’est besoin d’argumenter, nous nous contentons de demeurer dans l’amour sans
prendre position.
«Je pense donc je suis», oui, mais dans
le cas des vibrations, «elles sont», tout simplement. Spontanément. Il ne reste
plus qu’à s’entraîner, à pratiquer, à s’apaiser pour petit à petit parvenir à changer
sa propre longueur d’onde, qui deviendra alors spontanément harmonieuse et
positive. Armez- vous de courage et cela deviendra possible !
Mes prières
L’écriture tient une place de choix dans
ma vie. Après une méditation, qui parfois voit éclore quelques pensées dignes
d’intérêt, je note, pour ne pas oublier, ces instants de lumière et de
lucidité. Il en résulte chez moi une multitude de morceaux de papiers ! La vie
prend si vite le dessus, que nous avons
tendance à oublier l’essentiel. Ces petites notes disséminées sont autant
d’alarmes pour m’en rappeler. J’encourage chaque personne à garder une trace
quotidienne de ses réflexions et états d’esprits. Cela peut s’avérer utile pour
traverser les périodes de creux et de manque de créativité. J’écris aussi des poèmes,
des prières. J’accorde une grande importance aux mots mais aussi à la manière
de les articuler, de les prononcer, à l’intonation appropriée pour transmettre
des messages et être ainsi bénéfique à ceux qui les reçoivent. C’est pourquoi
je récite mes poèmes avec tout mon cœur, mon esprit, et toute ma concentration,
tâchant d’y insuffler une intention juste ; comme dans cette Prière de la
Mère , le tout premier
poème que j’ai écrit peu après ma rencontre avec le Dharma :
Oṃ tāre tuttāre ture svāhā
Lorsque j’entends sur la Terre
Les cris de misère et de souffrances
De mes frères
Vivants leur humaine expérience,
Je me sens prise d’une immense
compassion.
Je réfléchis, je médite, cherchant
la solution.
Comment apaiser la douleur de
l’humanité,
Et faire briller la lumière de la
vérité ?
Ainsi, ma conscience me dicte et
m’ordonne
Le chemin du service, de la main qui
donne.
Trouvant ainsi ma raison de vivre
ici-bas,
pour la paix et le bonheur de tous
les êtres.
Om maṇi padme hūm
Je l’affectionne pour sa simplicité,
cette poésie. Il n’est pas toujours besoin de compliquer intellectuellement ce
qui relève des sentiments. Pour permettre l’émergence de la compassion et de l’amour,
il suffit de laisser s’ouvrir son cœur, tout simplement. Il faut être très
vigilant, pour ne pas générer de souffrance, même en pensées car les pensées
finissent tôt ou tard par se matérialiser. J’avais environ trente-cinq ans
lorsque j’ai écrit cette prière. J’ai fait du chemin, depuis, mais elle reste
toujours d’actualité, cette nécessité de compassion et d’amour entre les êtres.
Nous devrions nous le rappeler chaque matin, et consacrer notre journée à
apaiser les souffrances et à assumer, comme relevant de notre propre
responsabilité, le bonheur de toutes les personnes croisées. Le Bouddhisme est d’ailleurs un enseignement
pratique, loin des bondieuseries : il propose des méthodes qui guident la
réflexion. En suivant les enseignements et en méditant, nous transformons
concrètement notre vie, nos réactions, et notre entourage s’en trouve également
impacté positivement. Le chemin bouddhiste conduit à un changement de
comportement.
Essayons d’aimer tous les êtres, comme
ils sont, sans les juger. Comment pourrions-nous les juger ? Si seulement nous
pouvions réaliser que nous sommes tous investis de la même mission : éviter de
générer de la souffrance... et cela englobe aussi la nature et les animaux.
Nous oublions souvent que la terre et les animaux eux-aussi, souffrent. Je
prends soin, par exemple, de nourrir les oiseaux. L’été, quand je me repose sur
le petit balcon, les oiseaux approchent et s’amusent entre mes jambes, ils
piaillent, ils picotent, ils picorent mes mollets, ils réclament des graines,
se posent sur mes épaules : ils sentent que je les aime et qu’ils n’encourent
aucun danger. Je leur offre à boire, lorsqu’il fait très chaud, des
gouttelettes d’eau qui coulent directement de mes doigts jusqu’à leurs petits
becs. Eux-aussi sont mes enfants, et mes mamans. Je souhaite de tout mon cœur
de parvenir un jour à aimer les serpents... mais ce n’est pas encore le cas !
L’équanimité parfaite et constante est un effort de longue haleine.
En attendant, je prie chaque jour pour
que l’humanité prenne conscience de son interdépendance. Il est nécessaire de
se consacrer à sa vie personnelle, bien sûr, mais pourquoi ne pas donner aussi
un petit peu de temps, d’énergie, d’amour, pour la misère du monde et de la
planète, dont nous faisons partie? Alors, seulement, nous pourrons quitter ce
corps avec une certaine satisfaction, celle d’avoir fait de notre mieux.
Apprendre, comprendre, méditer, appliquer, en se basant sur les enseignements
du Dharma, et en visant la libération de tous les êtres, voilà le sens que nous
pouvons donner à notre précieuse existence humaine, pour recevoir en retour, le
moment venu, une certaine sérénité : celle de pouvoir partir en paix.
Océane pour Mataji.
Mataji s'en est allée pour d'autres horizons début février 2018 en sa 96è année.