« Si j’ai épargné ma patrie, si je n'ai pas voulu, dans la crainte de
flétrir ma gloire, avoir recours à la tyrannie et à la violence, je ne le regrette point; car par là je crois devoir l’emporter sur
tous les hommes. »
Solon (Σόλων)
De la sagesse poétique
Le langage
poétique, tel que nous l'avons considéré dans cette logique poétique, se prolongea bien avant dans les temps
historiques, semblable en cela à ces fleuves grands et rapides qui gardent encore, longtemps après s'être jetés
dans la mer, la douceur de leurs
eaux, que la violence de leur cours sert à préserver de tout mélange. C'est du
moins par ce moyen que Jamblique nous explique comment les Égyptiens
rapportaient à Mercure Trismégiste toutes les découvertes utiles
à la vit, humaine. Nous avons aussi confirmé cette assertion de Jamblique par cette sentence : Que les enfans désignent toutes les créatures humaines et toutes les choses qu'ils
voient dans la suite des temps, par les noms des créatures humaines et
des choses qu'ils ont vues tout
d'abord, et qui ont avec celles-lit quelque rapport ou
quelque ressemblance.
Voilà donc la grande source naturelle des caractères poétiques, au moyen desquels les premiers peuples ont d'abord pensé et parlé. Si Jamblique eût observé
cette propriété des choses humaines,
et s'il l'eût rapprochée ensuite de l'usage que lui-même attribue aux anciens Égyptiens, il n'aurait
certainement pas supposé que les mystères
sublimes de la sagesse platonicienne eussent été renfermés
dans les mystères de la .sagesse vulgaire des Égyptiens.
En réfléchissant à cette nature des enfans et à cette coutume des anciens Égyptiens, nous nous croyons fondés à dire que le langage
poétique, au moyen des caractères poétiques, peut nous faciliter la découverte de plusieurs choses importantes
de l'antiquité.
I — Solon devait être un savant en science vulgaire,
en même temps qu'un chef du parti plébéien, à l'époque où Athènes
était une république aristocratique. En nous parlant de ce temps, l'histoire grecque nous raconte comment Athènes fut occupée par les grands. Or, nous démontrerons,
dans le cours de cet ouvrage, que la même chose arriva dans toutes les
républiques héroïques, c'est-à-dire que dans chacune d'elles les nobles
ou les héros se
regardèrent comme participant de la nature divine, et
comme ayant seuls droit à la divination ou à 1a connaissance des auspices
divins, privilège qu'ils conservaient à
leur ordre, ainsi que tous les droits publics et privés des cités héroïques ; tandis qu'ils n'accordaient aux plébéien, considérés
comme faisant partie de la nature animale et n'ayant ni dieux ni auspices,
que l'usage ou l'exercice de la liberté naturelle. Ceci est un principe
important sur lequel nous aurons souvent à nous appuyer, dans le
cours de cet ouvrage. Il est probable que Solon avertit les
plébéiens et les excita à réfléchir sur eux-mêmes, et à
reconnaître qu'étant de même
nature que les nobles, ils
devaient jouir comme eux de droits
civils. Peut-être même Solon n'est-il
qu'une personnification des plébéiens athéniens, considérés sous
l'aspect de révoltés ? Car nous n'apercevons pas chez les ancien Romains un
personnage correspondant au Solon des Athéniens, et nous voyons
cependant les plébéiens romains soutenir, aussi bien que les
Grecs, des luttes héroïques avec les nobles. L'ancienne histoire romaine nous
enseigne en effet que les plébéiens disaient
des patriciens, descendans de ce premiers pères dont Romulus avait formé le sénat :
NON ESSE CŒLO DEMISSOS, c'est-à-dire, que leur origine n'était
pas réellement divine, mais qu'ils étaient,
patriciens et plébéiens, tous
égaux devant Jupiter. Voilà quelle est l'histoire civile de
ce mot : Jupiter omnibus œquus ; d'où les savans incluent que tous
les esprits sont égaux, et qu'ils prennent leurs dissemblances de la différente organisation des corps, ainsi
que de la diversité de l'éducation civile. La juste appréciation de leur
propre mérite amena les plébéiens romains à exiger
des patriciens qu'ils leur accordassent la jouissance de la liberté civile, et à changer peu à peu la
constitution aristocratique de la république en constitution populaire.
C'est ce que nous avons présenté sous la forme
d'une hypothèse, dans nos
notes sur notre table chronologique,
à l'endroit où nous avons parlé de la loi Publia. Nous
démontrerons par des raison solides, et en nous appuyant sur des autorités
graves, que la même chose est reproduite
dans toutes les anciennes républiques,
et que les plébéiens ont tous
été poussés par cette réflexion de Solon à changer les
constitutions des républiques, et à les
rendre populaires, d’aristocratiques qu'elles étaient. C’est pour cela que Solon fui regardé
comme l'auteur de ce mot célèbre : NOSCE
TEIPSUM, mot qui fut d'une si grande utilité civile au peuple d'Athènes,
que celui-ci le fit inscrire dans tous les lieux publics de la ville.
Les savans considérèrent ce mot
comme un grand avertissement (et il l'est bien en effet) de
s'occuper des choses morales et métaphysiques, et Solon fut à leurs yeux un sage en science acquise, et le prince
des sept sages de la Grèce. Tous les ordres et toutes les lois
qui constituèrent dans Athènes
une république démocratique, tirèrent leur origine de cette pensée dont Solon fut réputé l’auteur, et l'usage adopté par les premiers
peuples de penser et de parler au moyen de symboles poétiques, fut cause
que les Athéniens rapportèrent toutes ces lois à Solon, de
même que les Égyptiens avaient rapporté à Mercure Trismégiste toutes les découvertes utiles à la vie humaine et civile.
II - C'est
sans doute ainsi, que les Romains attribuèrent à Romulus toutes les lois
qui définissaient les ordres ;
III - Qu'ils attribuèrent à Numa la plus grande partie des choses
concernant la religion, ainsi que les cérémonies divines sur lesquelles
la religion romaine se trouva plus tard fondée ;
IV - Qu'ils
attribuèrent à Tullus Hostilius toutes les lois de toutes les dispositions
concernant la discipline militaire ;
V - Qu'ils
attribuèrent à Servius Tullius le cens, base des républiques démocratiques, et plusieurs autres lois sur la liberté populaire. C'est en le considérant sous ce point de vue que
Tacite le proclame prœcipuus sanctor legum, et nous démontrerons en effet que le cens de Servius Tullius
devint la souche des républiques démocratiques ; car c'est
moyennant ce sens que les plébéiens arrachèrent aux nobles le domaine
bonitaire des champs ; ce fut ensuite pour défendre cette première victoire
que les plébéiens créèrent leurs tribuns, auxquels ils furent redevables de la liberté
civile. Voilà donc comment, en
donnant occasion aux mouvemens et aux exigences du peuple, le cens de
Servius Tullius devint la base de la république populaire
des Romains. Nous avons déjà parlé de tout cela, au sujet des annotations
faites à la loi Publia, comme d'une hypothèse, et nous nous
engageons à en donner plus tard la démonstration.
VI - C'est
toujours de la même manière que les Romains attribuèrent
à Tarquin l'Ancien les décorations et les costumes,
qui rendirent à une certaine époque la majesté de l'empire romain pompeuse
et resplendissante.
VII - Un
grand nombre de lois qui furent inscrites sur les XII Tables, durent cependant n'être rendues qu'à une époque plus
avancée. De même toutes les lois favorables à la liberté populaire et à
l'égalité civile, qui se trouvèrent inscrites sur des tables publiques, furent
attribuées aux décemvirs, parce que les décemvirs furent créés, ainsi
que nous l'avons démontré dans les principes
du droit universel, en vertu de la première loi écrite sur une
table publique, loi par laquelle les plébéiens
partagèrent avec les nobles le droit quiritaire. Nous donnerons comme une preuve de ce que nous
avançons ici, l'interdiction portée
par les décemvirs contre le luxe grec des funérailles ;
tandis que les Romains ne purent connaître ce luxe, et par conséquent l'imiter, qu'à l'époque de leurs guerres avec
les Tarentins et avec Pyrrhus, c'est-à-dire après l'abolition des décemvirs.
Cicéron observe que cette loi se trouve apportée
en latin, avec les paroles mêmes par lesquelles elle a été
rendue à Athènes.
VIII — Dracon, l'auteur des lois écrites avec du sang, est placé, selon
l'histoire grecque, à l'époque où Athènes était gouvernée par les grands, c'est-à-dire au temps des aristocraties héroïques. L'histoire grecque nous raconte qu'à cette même époque les Héraclides
étaient répandus dans toute la Grèce,
et même dans l'Attique, ainsi
que nous l'avons dit fans la table
chronologique. Ces Héraclides se concentrèrent plus tard dans
le Péloponnèse, et formèrent le royaume de Sparte qui a été sans
nul doute une république aristocratique. Or, nous croyons que ce Dracon
ou Dragon ne fut pas autre chose que
l'un des serpens des Gorgones, lequel, cloué sur le Bouclier de Persée, signifiait l'empire des lois. Ce bouclier
punissait sévèrement ceux qui
le regardaient, en les pétrifiant ; et l'on disait
que les lois de Dragon étaient écrites avec du sang, parce
qu'elles étaient aussi sévères que les lois appelées par l'Écriture Sainte,
leges sanguines. Minerve s'armant de ce
bouclier, prit le nom de Άθήνη, et les Chinois, qui écrivent aujourd'hui encore au moyen des
hiéroglyphes, prennent un dragon
pour l'enseigne ou le symbole de l'empire civil. Nous voyons avec
étonnement deux nations aussi éloignées par
le temps et par l'espace que la nation grecque et la nation chinoise, se
rencontrer dans une manière poétique de penser et de s'exprimer, et nous
n'hésitons pas à conclure que Dracon n'a jamais existé, puisque
d'ailleurs nous ne trouvons aucun personnage dans l'histoire grecque qui ait avec lui aucun rapport.
IX — Ce que
nous avons découvert jusqu'ici touchant les caractères poétiques confirme
ce que nous avons avancé, dans nos notes à la table
chronologique, au sujet de l'antériorité d'Ésope sur les sept sages de la Grèce. Cette vérité philologique
nous est prouvée par l'histoire des idées humaines ; car les
sept sages commencèrent à donner des préceptes de
morale ou de doctrine civile semblables
à celui qui est renfermé dans ce mot célèbre de Solon, leur
prince : Nosce teipsum; précepte qui fut d'abord appliqué à la doctrine
civile, et qu'on transporta plus tard à la métaphysique et à la morale, tandis qu'Ésope avait auparavant donné ces avertissements
au moyen de similitudes ou d'images, ou de paraboles. C'est
ainsi que les poètes s'étaient d'abord exprimés
; car l'ordre des idée humaines
veut que l'on observe la ressemblance
qu'ont les choses entre elles, afin d'exprimer d'abord les
unes par les autres, puis de prouver leur existence et leurs qualités
par l'existence de choses de qualités identiques. Ainsi une seule chose suffit au commencement pour fournir un exemple
mais bientôt il en faut plusieurs pour tirer une conclusion. En effet, Socrate, le père de toutes les
sectes des philosophe introduisit la dialectique avec l'induction,
et Aristote vint plus tard la compléter par le syllogisme, que
les hommes ne pouvaient comprendre, avant de s'être élevés aux généralités, Mais
une similitude suffit pour persuader les esprits court et c'est ainsi
que nous voyons Menenius Agrippa réduire à l'obéissance le peuple romain
révolté, au moyen d'une fable imitée de celles d'Ésope. Phèdre par la
bouche d'un devin, (dans un prologue de ses
fables, nous démontre qu'Ésope était un caractère, ou un symbole
poétique, des compagnons ou des serviteurs des héros :
Nunc fabularum cur sit inventum genus,
Brevi docebo. Servitus obnoxia,
Quia quœ volebat, non audebat dicere,
Allèctus proprios in fabellas transtulit.
Æsopi illius semita feci viam.
Brevi docebo. Servitus obnoxia,
Quia quœ volebat, non audebat dicere,
Allèctus proprios in fabellas transtulit.
Æsopi illius semita feci viam.
Tout cela
est rendu encore plus évident par la fable de la Société des lions, où l'on voit que les plébéiens étaient
appela compagnons ou associés des villes héroïques, et
qu'ils partageaient les périls et les fatigues de la guerre, mais non le butin et les conquêtes. Ésope fut donc
appelé serviteur, parce que les plébéiens étaient les serviteurs
des héros, et il et représenté laid,
parce que la beauté civile n'appartenait qu'aux fruits d'un de ces
mariages solennels, que les héros seuls
pouvaient contracter. On connaît la laideur de Thersit, de ce type
des plébéiens qui fut frappé par Ulysse avec le sceptre d'Agamemnon,
comme les anciens plébéiens romain étaient frappés avec des verges sur leurs
épaules nues, par les nobles, regium in morem, si nous en croyons saint
Augustin dans sa Cité de Dieu. Salluste certifie que cet usage
s'est maintenu, jusqu'à l'époque où la loi Porcia vint mettre les
épaules des Romains à l'abri des verges. Ces avertissemens ou ces préceptes,
dont Phèdre parle dans le prologue que nous venons de citer, ne furent sans
doute que l'expression de sentimens communs à tous les plébéiens des cités
héroïques, expression qui leur était dictée par la raison naturelle.
Ésope ne doit être aussi qu'un type poétique des plébéiens
considérés sous cet aspect, type auquel furent plus tard attribuées les fables
qui ont la philosophie morale pour sujet. Ésope fut alors regardé
comme le premier philosophe moraliste, de même que Solon avait été
considéré comme le premier sage pour avoir établi dans la république d'Athènes
une liberté réglée par les lois. Ésope, qui donnait des avertissemens au
moyen des fables, précéda nécessairement Solon qui donnait des leçons au
moyen des maximes. Ces fables furent d'abord rédigées en vers
héroïques; la tradition nous enseigne qu'elles furent ensuite transportées
en vers iambique, rythme qui servit aux Grecs de transition entre le vers
héroïque et la prose, dans laquelle ces fables nous sont enfin
parvenues.
De
cette manière, les découvertes de la science acquise, furent
attribuées aux plus anciens fondateurs de la science vulgaire ; tandis
que les Zoroastre de l'Orient, les Trismégiste de l'Égypte, les Orphée
de la Grèce, et les Pythagore de l'Italie, tous ces premiers législateurs
se présentèrent à l'esprit des générations suivantes sous l'aspect de philosophes.
Tel est enfin Confucius pour les Chinois. Les habitans de la Grande
Grèce désignaient les nobles par le nom de Pythagoriciens, et
ces derniers ayant essayé de réduire toutes les républiques populaires en
gouvernemens aristocratiques, ils échouèrent et succombèrent. Nous avons
démontré que les vers dorés de Pythagore ne sont pas plus son ouvrage,
que les oracles attribués à Zoroastre ne sont de Zoroastre, que
le Pimandre n'est de Mercure Trismégiste, et que les vers d'Orphée
n'appartiennent à ce poète supposé. Pythagore n'écrivit aucun ouvrage
de philosophie, et Scheffer, dans son livre DE PHILOSOPHIA
ITALICA, remarque que Philolaus a
été le premier Pythagoricien qui ait écrit sur la philosophie.
Giambatista Vico,
LA SCIENCE NOUVELLE, Liv. II. De la sagesse
poétique, COROLLAIRES SUR LE LANGAGE PAR CARACTÈRES POÉTIQUES DES
PREMIÈRES NATIONS.