Ce texte de Paul Valéry nous invite à méditer sur le dialogue entre Phèdre et Socrate , dans lequel Platon met en scène Socrate et Phèdre. Cette œuvre littéraire de Platon est construite autour de deux personnages : Socrate et Phèdre. Il est considéré comme une introduction aux dialogues métaphysiques de Platon. De ce fait, Phèdre est estimé être le premier dialogue socratique. Il se divise en deux parties : l’une centrée sur le thème de la beauté et de l’amour, l’autre sur la dialectique et la rhétorique. Il réfléchit en profondeur sur une grande diversité de sujets. De nombreuses questions existentielles y sont abordées sous forme de dialogues, de discours, de descriptions, de mythes et de prières : la question de la mort, de l’amour, de la rhétorique et de l’écriture.
Sylvère
SOCRATE.
— Ne crois-tu pas que nous devions maintenant employer cet immense loisir que
la mort nous abandonne, à nous juger nous-mêmes, à nous rejuger
infatigablement, reprenant, corrigeant, essayant d'autres réponses aux
événements qui sont arrivés ; et cherchant, en somme, à nous défendre de
l'inexistence par des illusions, comme font les vivants de leur existence ?
PHÈDRE
- Qu'est-ce donc que tu veux peindre sur le néant ? SOCRATE - L'Anti-Socrate.
PHÈDRE
- J'en imagine plus d'un. Il y a plusieurs contraires à Socrate.
SOCRATE
- Ce sera donc... le constructeur.
PHÈDRE
- Bon. L'Anti-Phèdre l'écoute.
SOCRATE
- O mort coéternel, ami sans défauts, et diamant de sincérité, voici :
Ce
ne fut pas utilement, je le crains, chercher ce Dieu que j'ai essayé de
découvrir toute ma vie, que de le poursuivre à travers les seules pensées ; de
le demander au sentiment très variable, et très ignoble, du juste et de
l'injuste, et que de le presser de se rendre à la sollicitation de la
dialectique la plus raffinée. Ce Dieu que l'on trouve ainsi n'est que parole née
de parole, et retourne à la parole. Car la réponse que nous nous faisons n'est
jamais assurément que la question elle-même ; et toute question de l'esprit à
l'esprit même, n'est, et ne peut être, qu'une naïveté. Mais au contraire, c'est
dans les actes, et dans la combinaison des actes, que nous devons trouver le
sentiment le plus immédiat de la présence du divin, et le meilleur emploi de
cette partie de nos forces qui est inutile à la vie, et qui semble réservée à
la poursuite d'un objet indéfinissable qui nous passe infiniment.
Si
donc l'univers est l'effet de quelque acte ; cet acte lui-même, d'un Être ; et
d'un besoin, d'une pensée, d'une science et d'une puissance qui appartiennent à
cet Être, c'est par un acte seulement que tu peux rejoindre le grand dessein,
et te proposer l'imitation de ce qui a fait toutes choses. C'est là se mettre
de la façon la plus naturelle à la place même du Dieu.
Or,
de tous les actes, le plus complet est celui de construire. Une œuvre demande
l'amour, la méditation, l'obéissance à ta plus belle pensée, l'invention de
lois par ton âme, et bien d'autres choses qu'elle tire merveilleusement de
toi-même, qui ne soupçonnais pas de les posséder. Cette œuvre découle du plus
intime de ta vie, et cependant elle ne se confond pas avec toi. Si elle était
douée de pensée, elle pressentirait ton existence, qu'elle ne parviendrait
jamais à établir, ni à ronce-voir clairement. Tu lui serais un Dieu...
...
Faut-il me taire, Phèdre ? - Tu ne sauras donc jamais quels temples, quels
théâtres, j'eusse conçus dans le plus pur style socratique !... J'allais te
faire penser comment j'aurais conduit mon ouvrage. Je déployais d'abord toutes
les questions, et je développais une méthode sans lacunes. Où ? — Pour quoi ? —
Pour qui ? — A quelle fin ? — De quelle grandeur ?... Mais tu ne sauras plus
rien. Tu ne peux concevoir que l'ancien Socrate, et ton ombre routinière...
PHÈDRE
- Fidèle, Socrate, fidèle.
SOCRATE
- Alors, il faut me suivre ; et si je change, changer!
PAUL
VALÉRY, Eupalinos ou l'Architecte,
(Gallimard éd.,1924, pp.218-3 et 218-20.)