E. Vico- Gravure 1545–50- |
Une époque qui souffre de ce qu'on appelle la culture générale, mais où la civilisation fait défaut et qui ne possède aucune unité de style dans sa façon de vivre, ne saura rien entreprendre à bon escient si elle mobilise la philosophie, quand bien même celle-ci serait proclamée dans les rues et sur les marchés par le génie de la vérité en personne. A une telle époque, la philosophie reste au contraire le monologue érudit d'un promeneur solitaire, la proie contingente d'un individu, un secret de cabinet bien dissimulé ou un bavardage inoffensif entre de vieux universitaires et des enfants. Nul ne peut avoir l'audace d'accomplir en soi la loi de la philosophie, personne ne vit de manière philosophique avec cette loyauté élémentaire qui obligeait un Ancien, où qu'il fût et quoi qu'il fît, à se comporter en stoïcien s'il avait un jour juré fidélité au Portique. Toute pratique moderne de la philosophie est cantonnée dans un faux-semblant érudit, et ce d'une façon politique et policière qui est le fait des gouvernements, des Églises, des universités, des mœurs, des modes et de la lâcheté humaine. Cette pratique philosophique se borne à soupirer : « Si seulement! » ou à admettre : « Il fut un temps. » La philosophie a perdu sa justification, c'est pourquoi l'homme moderne, pour peu qu'il fût courageux et honnête, devrait s'en débarrasser et la bannir à peu près dans les mêmes
termes que ceux dont Platon s'est servi pour renvoyer de sa cité les poètes tragiques. Sans doute serait-elle encore libre de répliquer, de la même façon que ces poètes tragiques ont eu la possibilité de répliquer à Platon. Si jamais on la forçait à parler, la philosophie pourrait dire à peu près ceci : « Peuple infortuné! Est-ce ma faute si je dois vagabonder par tout ton pays comme une diseuse de bonne aventure, et si je dois me dissimuler et me déguiser comme si j'étais la coupable et vous mes juges? Regardez seulement ce qu'il en est de mon frère l'art! Il en est de lui comme de moi; nous sommes égarés parmi des Barbares et nous ne savons plus comment assurer notre salut. Il est vrai que toute justification nous fait ici défaut, mais les juges qui nous rendront justice vous jugeront aussi et vous diront : Ayez d'abord une civilisation, vous apprendrez ensuite aussi ce que veut et ce que peut la philosophie. »
Friedrich Nietzsche
La philosophie à l'époque tragique des Grecs , 2.