« Que ce soit au ciel ou sur terre, que la vérité soit mon ange gardien »,
Rig-Véda, 10.37,4.
« Protégeons-nous les uns les autres. Partageons nos repas. Faisons des actions positives et courageuses ensemble. Ne laissons pas la haine entrer dans nos cœurs »,
Atharva Véda, 11.4,11.
« Puisse-je être capable d’aimer l’autre, qu’il soit noble ou ignoble »,
Atharva Véda, 19.62.
Invocations des premiers Védas.
Des milliers
d’années d’une solide tradition ont révéré en elles l’origine et le
modèle de tout ce qui peut être tenu pour vrai et faisant autorité
dans les Brahmanas et les Upanishads, le Tantra et les Puranas,
les doctrines des grandes écoles de philosophie et les enseignements de fameux saints et sages. Le nom qu’elles portaient était
« Véda », la « Connaissance » — terme courant pour désigner
la vérité spirituelle la plus élevée dont est capable le mental de
l’homme.
[...]
Védanta, Purana, Tantra, les
écoles philosophiques et les grandes religions indiennes sont
en fin de compte issus d’une origine védique. Nous pourrons
y retrouver, dans leur semence originelle ou dans leurs formes
premières ou même primitives, les conceptions fondamentales
de la future pensée indienne.
[...]
Une fois trouvé le fil, les hymnes se révéleront
être des compositions logiques et organiques, et leur langage,
bien qu’étranger à nos modes actuels de pensée et d’expression,
deviendra, à sa façon, juste et précis, péchant par carence plutôt
que par excès dans la formule, par abondance plutôt que par
indigence de sens. Le Véda cessera alors d’être simplement un
vestige intéressant de la barbarie et prendra place parmi les Écritures anciennes les plus importantes du monde.
[...]
Le Véda appartient donc à une époque fondatrice antérieure à
nos philosophies intellectuelles. La pensée procédait alors par
d’autres méthodes que celles adoptées par notre raisonnement
logique et l’expression parlée autorisait des tournures que nos
habitudes modernes jugeraient inadmissibles. Les plus sages se
basaient alors sur l’expérience intérieure et sur les suggestions du
mental intuitif, pour toute connaissance dépassant le cadre des
perceptions ordinaires et des activités quotidiennes de l’humanité.
Leur but était l’illumination, non la persuasion logique, leur idéal
le voyant inspiré, non le raisonneur scrupuleux. La tradition indienne a fidèlement conservé cette perception de l’origine des
Védas. Le Rishi n’était pas l’auteur particulier d’un hymne, mais
le voyant — drashtâ — d’une vérité éternelle et d’une connaissance
impersonnelle. Le langage du Véda lui-même est Qruti, rythme
non pas composé par l’intellect mais entendu, Verbe divin qui arrivait vibrant de l’Infini à celui qui s’était au préalable préparé à
« écouter » intérieurement cette connaissance impersonnelle. Les
termes eux-mêmes, drIFi et Qruti, la vue et l’ouïe, sont des expressions védiques; ceux-ci et d’autres de même nature désignent,
dans la terminologie ésotérique des hymnes, la connaissance révélatrice et le contenu de l’inspiration.
Le concept védique de révélation ne suggère rien de miraculeux ou de surnaturel. Le Rishi qui employait ces facultés les
avait acquises par un développement personnel progressif. La
connaissance elle-même était un voyage et un aboutissement, ou
une découverte et une conquête ; la révélation ne venait qu’à la
fin, la lumière était la récompense de la victoire finale. Le Véda
reprend sans cesse cette image du voyage, de l’âme qui marche vers la Vérité. En chemin, elle s’élève à mesure qu’elle avance ;
son aspiration débouche sur des perspectives nouvelles de pouvoir et de lumière ; elle conquiert par un effort héroïque ses possessions spirituelles amplifiées.
Sur le plan historique, le Rig-Véda peut être considéré comme
le témoignage d’un grand progrès effectué par l’humanité, grâce
à des moyens spéciaux, à un moment donné de son évolution collective. D’un point de vue tant ésotérique qu’exotérique, c’est le
Livre des Œuvres, du sacrifice intérieur et extérieur; c’est l’hymne
de la bataille et de la victoire de l’esprit, tandis qu’il découvre et
gravit les plans de pensée et d’expérience inaccessibles à l’homme
naturellement plein d’animalité ; c’est la glorification par l’homme
de la Lumière, de la Puissance et de la Grâce divines à l’œuvre
dans le mortel. Il ne cherche donc pas, loin s’en faut, à consigner
les résultats d’une spéculation intellectuelle ou fantaisiste, ni ne
renferme les dogmes d’une religion primitive. Seulement, à partir
d’une communauté d’expérience et compte tenu de l’impersonnalité de la connaissance reçue, se développent un corps fixe de
notions constamment répétées et un discours symbolique fixe lui
aussi qui, en ces débuts du langage humain, était sans doute la
forme nécessaire que devaient prendre ces conceptions, parce que
seule capable, grâce à son réalisme et son pouvoir de suggestion
mystique combinés, d’exprimer ce qui pour le mental ordinaire
de la race demeurait inexprimable. Nous voyons en tout cas les
mêmes notions se répéter d’hymne en hymne, usant constamment
des mêmes termes et des mêmes images, et fréquemment des
mêmes expressions, avec un mépris total pour toute recherche
de l’originalité poétique ou toute exigence d’innovation dans la
pensée et de hardiesse dans le langage. Ne recherchant ni l’élégance, ni la richesse ni la beauté esthétiques, ces poètes mystiques
s’en tiennent à la forme consacrée, qui était devenue pour eux une
sorte d’algèbre divine, transmettant les formules éternelles de la
Connaissance aux générations successives d’initiés.
[...]
L’hypothèse suivant laquelle j’entends mener ma propre enquête est que le Véda possède un double aspect et que ces deux
aspects, bien qu’étroitement associés, doivent être traités séparément. Les Rishis ont agencé la substance de leur pensée selon un
système de valeurs parallèles, les mêmes divinités représentant
simultanément des Pouvoirs subjectifs et objectifs de la Nature
universelle, et ils ont réussi à le formuler en s’appuyant sur un discours ambivalent, où un même langage servait à la fois les deux
aspects de leur culte. Le sens psychologique prédomine pourtant
et il est plus fréquent, mieux intégré et plus cohérent que le sens
littéral. Le Véda est destiné avant tout à faciliter l’illumination
et le développement spirituels. C’est par conséquent ce sens qui
doit être rétabli en premier.
[...]
C’est lorsque je m’établis en Inde du Sud que mes pensées
commencèrent à se tourner sérieusement vers le Véda. Deux
observations s’imposèrent à mon esprit et ébranlèrent mes
convictions, empruntées du reste, sur la division raciale entre
Aryens du Nord et Dravidiens du Sud. La distinction, pour moi,
avait toujours reposé sur une prétendue différence entre les types
physiques de l’Aryen et du Dravidien, et une incompatibilité plus
nette encore entre les langues sanskrites du Nord et les langues
non sanskrites du Sud. Je connaissais déjà les théories récentes
qui supposent qu’une race homogène unique, dravidienne ou
indo-afghane, peuple la péninsule de l’Inde ; mais jusqu’ici je
n’avais pas attaché une grande importance à ces spéculations.
Cependant, dès le début de mon séjour en Inde du Sud, je fus
frappé par la récurrence généralisée dans la race tamile de types
septentrionaux ou « aryens ». Où que se portât mon regard, il
me semblait reconnaître avec une précision saisissante, non
seulement parmi les Brahmines mais dans toutes les castes et
classes sociales, les visages, les traits et les silhouettes familiers de
mes bons vieux amis du Maharashtra, du Gujerat, de l’Hindustan
et même, bien que cette ressemblance soit moins fréquente, de
ma propre province du Bengale. On aurait dit que les tribus
du Nord au grand complet, descendues dans le Sud telles une armée, avaient submergé toute population qui aurait pu les y
précéder. L’impression générale d’un type du Sud subsistait, mais
il était impossible de le déterminer rigoureusement en étudiant
la physionomie des individus. Et j’ai dû finalement me rendre à
l’évidence : en dépit des apports extérieurs, en dépit des influences
régionales, perdure à travers toute l’Inde, quelles que soient les
variantes, une unité tant morphologique que culturelle. C’est
d’ailleurs une conclusion vers laquelle tend de plus en plus la
réflexion ethnologique.
Sri Aurobindo
Le secret du Véda