Ne serait ce
pas plutôt la souveraineté plutôt que l'autorité que l'homme doit trouver en
lui? Autorité qui est pointée dans ce texte de Sôren Kierkegaard. L'autorité
n'a que causé perte et malheur, car puisant dans l'intention de vouloir faire
autorité de ce qui est bien pour l'autre au regard de ce qui est bien pour
soi... Démarche égoïste, autocentré, lors que la souveraineté de soi conduit
les êtres à être libre. Socrate pleinement en possession de lui-même, souverain
de son être, était une force aimante. Cette force aimantait chaque humain et
lui révélait son humanité. Se sentant Être humain, chacun devenant souverain,
devenait ainsi libre. Libre de penser par soi-même, tel est déjà l'immense pas
vers lequel Socrate nous a mené, ou plutôt donné un sérieux coup de pied au
derrière... Mais nous avons encore besoin de nous botter les fesses et de ne
surtout pas de nous reposer sur nos lauriers... S'écartant de tout honneur, Socrate lui-même refusait tout laurier ... C'est à une autre sauce qu'il a été
mangé, une soupe de ciguë comme dernier repas. Tel est le prix de la liberté de
conscience.
Ce texte de
Sôren Kierkegaard soulève aussi la question de l'échec, pas seulement celui de
la dette. Mais peut être est-ce lié, car se sentiment de redevabilité n'est-il
pas induit par un jugement que nous aurions sur la réussite de l’œuvre menée
par Socrate, qui se serait soldée plutôt par un échec ? Et toutes ces âmes
qu'il n'a pu conduire à leur souveraineté malgré l'attention qu'il
consacrait à chaque citoyen qu'il rencontrait? Jugement que seul notre
conscience de surface porte sur l’œuvre et la mission de Socrate, car d'échec,
nous voyons à travers la retranscription de sa mort par Platon que ni lui ni
personne ne pourrait considérer sa tentative de mener chacun à la liberté comme
un échec. Bien au contraire. Ce n'est donc pas une dette que nous contractons
envers Socrate, nous lui louons une gratitude éternelle.
Sylvère
« Du point de vue
socratique, chaque homme est lui-même le centre, et le monde entier ne fait que se
concentrer en lui parce que
sa connaissance de soi-même est une connaissance
de Dieu. C'est ainsi que Socrate se comprenait lui-même, c'est ainsi, d'après son idée, que tout
homme devait se comprendre, en vertu
de quoi il devait comprendre son rapport à chaque homme, toujours avec autant
d'humilité et de fierté. Socrate
avait le courage et la retenue nécessaire pour se suffire à lui-même, mais aussi, dans son rapport à d'autres, pour n'être qu'une occasion, même
vis-à-vis de l'homme le plus bête. Ô magnanimité rare, rare dans notre temps,
où le pasteur est un peu plus que le sacristain, où un homme sur deux est une autorité, cependant que
toutes ces différences et cette
pléthore d'autorité ne trouvent de médiation
que dans une folie générale et un commune naufragium; car aucun homme n'a jamais été réellement une autorité et n'a jamais, en
tant qu'autorité, fait de bien à un autre, ni réellement été capable de racoler
le client... En accomplissant sa
tâche, il (Socrate) satisfaisait tout autant
à l'exigence qui était en lui qu'à celle que d'autres hommes pouvaient réclamer
de lui. Ainsi compris, et c'est ainsi
comme on le sait que le comprenait Socrate, le maître trouve sa place
dans un rapport d'échanges où la vie et les circonstances
deviennent pour lui l'occasion d'enseigner, en même temps qu'il donne à
d'autres l'occasion d'apprendre quelque
chose. Son rapport ne cesse donc pas d'être tout autant autopathique que
sympathique. C'est d'ailleurs ainsi que
l'entendait Socrate ; c'est pourquoi il ne voulait recevoir ni honneurs, ni dignités, ni argent pour son
enseignement, car il jugeait avec
l'intégrité d'un mort. Ô rare simplicité, rare dans notre temps où les sommes d'argent et les couronnes de laurier ne peuvent pas être assez grandes et
brillantes pour rétribuer l'éclat de l'enseignement ; mais où aussi l'or du monde et tous les honneurs sont l'équivalent de
l'enseignement, car il n'a pas plus
de valeur qu'eux. Mais notre temps,
comme on sait, est en possession du positif et il s'entend en pareille matière ; Socrate au contraire
en était dépourvu. Mais ce défaut
n'explique pourtant pas son étroitesse
d'esprit, due sans doute à son zèle pour l'humain, à cette divine jalousie avec laquelle il se
châtiait lui-même comme il châtiait les autres, et par quoi il manifestait son amour du divin. D'homme à homme il n'y a rien de
plus haut. Le disciple est l'occasion
pour le maître de se comprendre lui-même,
le maître est l'occasion pour le disciple de se comprendre lui-même. A sa mort le maître n'a rien à
prétendre sur l'âme du disciple, pas
plus que le disciple sur celle de son
maître... Hélas, combien n'y en a-t-il pas eu qui ont été assez courtois pour
prétendre être tant et tant redevables à Socrate, malgré qu'ils ne lui dussent rien du tout ! Car la meilleure
façon de comprendre Socrate, c'est justement de comprendre qu'on ne lui doit rien, c'est cela que préfère Socrate et qu'il est beau d'avoir pu préférer ; et
celui qui croit être redevable à
Socrate de tant et tant, il peut être bien certain que Socrate le dispense avec joie de s'acquitter de sa dette, car Socrate n'apprendrait vraisemblablement
pas sans chagrin être censé avoir
donné à l'intéressé un fonds de roulement qu'il s'agirait en quelque
sorte de faire fructifier. »
SÔREN KIERKEGAARD, Miettes
Philosophiques, pp. 49, 69-71, 137. (Trad. Paul Petit, Collection E.l.f.,
Éd. du Seuil.)