L'ombre s'étendra sur la Valhall et
les dieux mourront...
(EDDA)
Par delà le Spitzberg, par delà la Norvège,
Par delà la Finlande où, blanche, sur les monts
S'étend lugubrement l'âpre couche de neige,
Par delà les fiords noirs où le vol des démons
Balance dans la nuit son funèbre cortège ;
Par delà les pays où, six mois, le soleil
Reste froid, engourdi dans le profond des ondes,
Plus loin que le malstrom où le reflet vermeil
De l'aurore dessine en ses guirlandes blondes
La profondeur du gouffre horrible, sans pareil ;
Plus loin que le sommet d'où coulent les lumières,
Plus loin que l'océan qui gémit, tourmenté,
Plus loin que le tombeau des banquises polaires
Qui gardent le Bifrost durant l'éternité
Et dont l'aspect de loin est celui des suaires ;
Derrière le mur froid qu'un éternel tourment
Fait ballotter toujours de la vague à la dune,
Au pied duquel la mer pleure éternellement,
Tandis que les ours blancs qui regardent la lune,
Portés par les glaçons, hurlent horriblement ;
Derrière ce rempart est une immense ville,
Dont le front est de marbre et le pied de granit,
C'est là que sont assis sur leurs sièges d'argile
Les Ases, dégustant la coupe que jaunit
Le flot de la cervoise où l'ivresse rutile.
Mais un jour brillera, jour de sombre fureur,
Où, sur les flots mousseux qui fouettent son rivage
Asgard frémira, pâle, et pleine de terreur,
Gémira vers le ciel son hurlement sauvage,
Comme un supplicié râlant et qui se meurt !
Car le vengeur viendra : ferme et fière, l'Idée
Traversera les flots, pareille à l'ouragan,
Et les murs du Valhall n'auront qu'une coudée
Pour son bras, elle ira sans cesse prodiguant
Ses coups qui tomberont comme tombe l'ondée...
Alors le loup Fénris jettera sans repos
Ses cris effarouchés à travers le murmure
Des flots de l'océan qui, tels que des tombeaux,
Serviront de linceul à toute créature ;
Et les êtres fuiront, effarés, par troupeaux.
Et le chêne Ygdrasil, jusque dans ses racines,
Gémira sourdement. Odin se dressera.
Son front se ridera, ses farouches narines
Aspireront la mort, l'univers frémira
Jusque dans la caverne où sont les Walkirines ;
Les dieux s'assembleront dans le milieu d'Asgard,
Sombres, sentant la fin de leurs apothéoses,
Et le front sera triste et l'œil sera hagard,
Et tous regarderont venir la fin des choses,
La condamnation sera dans leur regard.
Les héros cesseront la lutte commencée
Et, muets, fixeront les dieux aux fronts pâlis ;
Iduna couvrira sa poitrine rosée
De larmes de douleur, et les cieux recueillis
Croiront voir sur des lis descendre la rosée.
Alors viendra l'Idée, ayant le glaive en main !
Les Ases, effrayés, trembleront devant elle,
Des astres orneront son front pur, surhumain,
Et sa voix leur dira : « Je suis l'ère nouvelle
Moi je nais aujourd'hui, vous périrez demain ! »
Alors de tous côtés des murmures sans nombre,
Des chants mystérieux, monteront dans la nuit,
Chants du cygne mourant ; comme une grêle sombre
Les feuilles d'Ygdrasil s'abattront sans nul bruit,
L'aurore boréale apparaîtra dans l'ombre ;
Tout ne sera que pleurs et que gémissements
Mêlés en un seul cri sous les firmaments mornes,
L'ombre s'étendra sur les éblouissements,
Et les corbeaux d'Odin et les serpents des Nornes
Lanceront vers le ciel de rauques sifflements,
Et les dieux pleureront leur grandeur consommée,
Les soleils pâliront sur leurs fronts chevelus,
Le néant s'ouvrira dans la nuit embrumée,
Ils trembleront de peur et ne seront pas plus
Que n'est dans l'ouragan la fragile fumée !
Car l'éclat du Valhall, tout d'abord radieux,
Descendra par degrés à la nuit sépulcrale ;
Tout deviendra brouillard, brouillard mystérieux,
Et Fênris pleurera longtemps dans la rafale
Ô coucher sans réveil ! crépuscule des dieux !.
Emile BIRMÂNN,
Le Parnasse, Mars 1880