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18/01/2021

La valeur de la pensée de Thalès

 


 

       La philosophie grecque semble commencer avec une idée extravagante : la thèse selon laquelle l'eau serait l'origine et la matrice de toutes choses. Est-il vraiment nécessaire de s'y arrêter et de la prendre au sérieux? Certes, et ce pour trois raisons : d'abord parce que cet énoncé traite en quelque manière de l'origine des choses; ensuite, deuxième raison, parce qu'il le fait sans image et sans fabulation; et enfin, troisièmement, parce qu'il contient, fût-ce à l'état de chrysalide, la pensée que tout est un. Suivant la première raison, Thalès fait encore partie de la communauté des esprits religieux et superstitieux; mais il échappe par la deuxième raison à cette société et se montre à nous sous son visage de penseur de la nature, et la troisième raison en fait le premier philosophe grec. 

       S'il avait dit que la terre a son origine dans l'eau, nous n'aurions affaire qu'à une hypothèse scientifique, une hypothèse fausse, mais néanmoins difficilement réfutable. Mais il dépasse le cadre proprement scientifique. En exposant cette représentation moniste fondée sur l'hypothèse de l'eau, Thalès n'a pas seulement dépassé le niveau élémentaire des analyses physiques de son époque; il l'a bien au contraire franchi d'un bond. Les observations incohérentes, laborieuses et de type empirique que Thalès avait faites sur la provenance et les métamorphoses de l'eau, ou plus précisément de l'élément humide, n'auraient absolument pas permis ni même suggéré une généralisation si démesurée. Ce qui l 'y a poussé ce fut un axiome métaphysique, dont l'origine est une intuition d'ordre mystique et que nous rencontrons dans tous les systèmes philosophiques, comme allant de pair avec les tentatives toujours renouvelées de l'exprimer mieux : c'est ce postulat que« tout est un ». 

      Il est remarquable de voir quelle violence une telle croyance fait subir à l'ensemble de la réalité empirique. C'est précisément auprès de Thalès qu'on peut s'instruire sur la manière dont la philosophie a procédé en tous temps lorsqu'elle a voulu parvenir à son but qui l'attirait de son charme magique, et ce en dépit du dédale de l'expérience. Les bases dont elle part pour faire ses bonds en avant sont bien minces. L'espoir et le pressentiment lui donnent des ailes. La raison calculatrice halète péniblement derrière elle et cherche de meilleurs appuis pour atteindre également ce but séduisant auquel sa compagne, plus divine, est déjà parvenue. On croit voir deux voyageurs au bord d'un torrent sauvage qui roule des pierres avec lui : le premier saute d'un pied léger, utilisant les pierres en progressant de l'une à 1'autre, bien qu'elles s'effondrent brusquement derrière lui ; l'autre reste sur la rive, cherchant en vain une aide; il lui faut d'abord construire des fondations qui supporteront son pas lourd et prudent. Parfois cela n'est pas possible; aucun dieu ne 1'aidera alors à franchir le torrent. Qu'est-ce donc qui porte si rapidement la philosophie à son but ? Se distingue-t-elle peut-être de la pensée qui calcule et évalue seulement par son vol rapide qui franchit de grandes distances? Non, car ce qui rend son pas ailé, c'est une force étrange, illogique : l'imagination. Portée par elle, la philosophie progresse par bonds, de possibilité en possibilité qu'elle prend un moment pour des certitudes. Ici et là, elle saisit même au vol quelques certitudes; un pressentiment génial les lui indique et elle devine de loin qu'à tel endroit se trouvent des certitudes démontrables. Mais la force de l'imagination est particulièrement puissante quand il s'agit de saisir en un éclair et de mettre en lumière des analogies. La réflexion apporte par après ses critères et ses stéréotypes, et cherche à substituer des équivalences aux analogies et des liens de causalité à ce qui a été perçu comme juxtaposé. Mais même si cela s'avérait absolument impossible, même dans le cas de Thalès, la pratique philosophique bien qu'indémontrable garde encore une valeur; même si tous les appuis se sont effondrés, quand la logique et la rigidité propres à ce qui est empirique ont voulu parvenir à ce postula « tout est eau », même après la ruine de l'édifice scientifique, il subsiste pourtant toujours un résidu. Et ce résidu recèle précisément une force agissante et en quelque sorte l'espoir d'une fécondité à venir. Je ne pense évidemment pas que ce postulat puisse encore contenir une manière de « vérité » sous une forme quelconque, qu'elle soit limitée, affaiblie ou qu'on la considère comme une allégorie; et même si l'on imagine un peintre, face à une cascade, qui verrait dans les figures bondissant sous ses yeux l'eau jouant en artiste, et figurant des corps humains ou d'animaux, des masques, des plantes, des rochers, des nymphes, des vieillards, de sorte que pour lui le postulat « tout est eau » serait confirmé. Alors que la valeur de la pensée de Thalès réside par contre précisément dans le fait que son optique n'était ni mythique ni allégorique, même après qu'on l'a reconnue pour indémontrable.

 

 

 Friedrich Nietzsche

La philosophie à l'époque tragique des Grecs , 3.

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