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27/01/2021

De Thalès à Anaximandre : Etre et devenir

 


Les Parques (du latin : Parcae, provenant du mot parco, « épargner ») sont, dans la religion romaine ou la mythologie romaine, les divinités maîtresses de la destinée humaine, de la naissance à la mort. Elles sont généralement représentées comme des fileuses mesurant la vie des personnes et tranchant le destin.   

« Les Parques sont le symbole de l'évolution de l'univers, du changement nécessaire qui commande aux rythmes de la vie et qui impose l'existence et la fatalité de la mort ».  Jacques Lacarrière

 

       Alors que le type général du philosophe dont Thalès dessine le profil émerge à peine du brouillard, la figure de son grand successeur nous parle déjà bien plus clairement. Le premier philosophe à avoir écrit, chez les Anciens, Anaximandre de Milet, écrit comme écrira précisément le vrai philosophe tant que des impératifs extérieurs ne l'auront pas privé de l'impartialité et de la simplicité. Ce qu'il écrit dans un style grandiose, est gravé dans la pierre, chaque phrase témoigne d'une nouvelle illumination et exprime les contemplations sublimes où il s'arrête. La pensée et son style sont des bornes majeures sur le chemin de cette sagesse suprême. Cette acuité lapidaire marque la phrase suivante d'Anaximandre : « D où les choses prennent naissance, c'est aussi vers là qu'elles doivent toucher à leur fin, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leurs fautes, selon l'ordre du temps. » Parole énigmatique d'un authentique pessimiste, formule oraculaire gravée à l'aurore de la philosophie grecque, comment allons-nous t'interpréter?

       Le seul moraliste sérieux de notre siècle nous confie dans les Parerga une réflexion analogue : « Le critère qui convient pour juger tout homme, c'est qu'il est un être qui ne devrait pas exister, mais qui expie son existence par toutes sortes de souffrances et par la mort : que peut-on attendre d'un tel être? Ne sommes-nous pas tous en effet des pécheurs condamnés à mort? Nous expions notre naissance une première fois par notre vie et une deuxième fois par notre mort. » Celui qui déchiffre cette leçon sur le visage de notre destinée commune, et qui reconnaît d'emblée le vice fondamental et constitutif de toute vie humaine dans le fait qu'aucune existence ne supporte d'être placée sous un regard attentif et d'être examinée du plus près possible — bien que notre époque habituée à l'épidémie biographique semble avoir une autre opinion de la dignité humaine et en faire meilleur cas — celui donc qui, à l'instar de Schopenhauer, a entendu sur les « sommets de la pensée indienne » la parole sacrée exprimant la valeur morale de l'existence, celui-là aura bien du mal à s'empêcher de forger une métaphore profondément anthropomorphique et de faire sortir cette sombre doctrine de son cadre limité à la vie humaine pour l'appliquer par transposition au caractère général de toute existence. Il est possible que ce ne soit pas logique, mais c'est en tout cas bien humain et de surcroît conforme au style de cet essor philosophique décrit plus haut de considérer désormais avec Anaximandre que tout devenir est une manière coupable de s'affranchir de l'être éternel, une iniquité qui doit être expiée par la mort. Tout ce qui a jamais connu un devenir doit disparaître à nouveau, qu'il s'agisse en l'occurrence de la vie humaine, de l'eau ou de la chaleur et du froid. Partout où l'on peut appréhender des qualités définies, nous pouvons prédire la disparition de ces qualités en nous appuyant sur une foule de preuves fournies par l'expérience. Jamais un être qui possède des qualités définies et en est constitué ne peut donc être l'origine et le principe des choses. L'être véritable, conclut Anaximandre, ne peut posséder aucune qualité définie, sinon il aurait été engendré et serait condamné à périr comme toutes les autres choses.  Afin que le devenir ne cesse pas, l'être originel ne peut qu'être indéfini. L'immortalité et l'éternité de l'être originel ne résident pas dans le fait qu'il serait perpétuel et inépuisable, comme l'admettent communément les commentateurs d'Anaximandre, mais au contraire en ce qu'il est exempt des qualités définies qui conduisent à la mort. C'est pourquoi même son nom ne le définit pas puisqu'il est « Indéfini ». L'être originel ainsi désigné est au-delà du devenir et c'est précisément pourquoi il en garantit l'éternité et le cours ininterrompu. Cette unité dernière au sein de cet « Indéfini », la matrice de toutes choses, ne peut à vrai dire être définie par l'homme que sur le mode négatif dans la mesure où aucun prédicat tiré du monde tangible du devenir ne peut lui être attribué. Voilà qui nous permettrait de le considérer comme l'équivalent de la « chose en soi » chez Kant.

       Toutefois celui qui sera capable de disputer avec d'autres sur la nature véritable de ce que serait cet élément premier, en se demandant s'il ne serait pas un élément intermédiaire entre l'air et l'eau ou peut-être entre l'air et le feu, n'aura absolument pas compris notre philosophe. Et c'est aussi justement ce qu'on doit dire de ceux qui se demandent sérieusement si Anaximandre n'a pas pensé son élément premier comme un mélange de tous les éléments existants. Nous devons au contraire porter notre attention à ce qui nous indique qu'Anaximandre ne traitait déjà plus le problème de l'origine du monde du seul point de vue de la physique; autrement dit, notre attention doit s'orienter en fonction de cette phrase lapidaire que nous avons citée en premier lieu. S'il a vu au contraire dans la pluralité des choses qui ont été engendrées une somme d'iniquités qu'il faut expier, il aura été le premier Grec à saisir audacieusement le nœud du problème éthique le plus complexe. Comment est-il possible que quelque chose disparaisse qui a un droit à l'existence? D'où viennent ce devenir et cet accroissement incessants? D'où vient cette expression de crispation douloureuse que la nature porte sur son visage? D'où vient cette perpétuelle lamentation funèbre qui retentit dans tous les domaines de l'existence? Loin de ce monde où règnent l'iniquité et le reniement de l'unité originelle des choses, Anaximandre s'est réfugié dans une tour métaphysique d'où, penché sur le monde, il laisse alors errer son regard alentour pour enfin, après un silence méditatif, poser cette question à tous les êtres : « Quelle est la valeur de votre existence? Et si elle n'a La philosophie à l'époque tragique des Grecs aucune valeur, pourquoi donc êtes-vous là? Je constate que c'est par votre faute que vous vous attardez dans cette existence. Vous devez l'expier par votre mort. Regardez à quel point votre terre se flétrit; les mers se retirent et s'assèchent, un coquillage sur une montagne vous indique à quel point elles sont asséchées. Le feu détruit dès maintenant votre monde qui, pour finir, s'en ira en fumée. Mais c'est en se renouvelant sans cesse que ce monde de l'instabilité se reconstruira semblable au précédent. Qui serait capable de vous délivrer de la malédiction du devenir? »

       Un homme qui pose de tels problèmes et dont la pensée déjoue sans cesse en s'élevant les pièges de la réalité contingente pour prendre aussitôt son essor le plus haut au-delà des astres, n'a certainement pas adopté une forme de vie quelconque. Nous croyons volontiers à la tradition selon laquelle Anaximandre se promenait dans des vêtements particulièrement majestueux, et faisait preuve d'une fierté véritablement tragique dans ses comportements et ses habitudes. Il a vécu comme il a écrit. Sa manière de parler était aussi solennelle que sa manière de s'habiller. Il élevait la main et posait le pied comme si cette existence était une tragédie et qu'il fût né pour y tenir le rôle du héros. Il a été en toute chose le grand précurseur d'Empédocle. Ses concitoyens l'élirent pour diriger une colonie d'émigrants — peut-être se sont-ils réjouis de pouvoir du même coup l'honorer et s'en débarrasser. Sa pensée émigra également et fonda des colonies. A Éphèse et à Élée, on ne s'est pas débarrassé de lui. Et si l'on ne pouvait pas se décider à rester auprès de lui, on savait néanmoins qu'il pouvait vous amener à l'endroit d'où l'on pouvait alors continuer sans son aide.

       Thalès témoigne du besoin de restreindre le règne de la multiplicité et de le réduire à un pur et simple déploiement ou à un déguisement de l'unique qualité existante : l'eau. Anaximandre, d'une enjambée, le dépasse. Il se demande d'abord comment cette pluralité est malgré tout possible puisqu'il n'y a qu'une éternelle unité. Et il déduit la réponse du caractère tout à fait contradictoire de cette pluralité qui se dévore et se nie elle-même. L'existence de cette dernière devient pour lui un phénomène moral. Elle n'est pas justifiée, mais elle trouve sans cesse son expiation dans la mort. Mais alors se pose à lui la question suivante : pourquoi tout ce qui a connu un devenir n'a-t-il pas en effet déjà disparu depuis longtemps puisqu'il s'est déjà passé toute une éternité? D'où provient le flux toujours renouvelé du devenir ? Il ne saura échapper à cette question que par de nouvelles suppositions d'ordre mystique : le devenir éternel ne peut avoir son origine que dans un être éternel. Les conditions qui déterminent la chute de cet être dans un devenir au sein de l'iniquité sont toujours les mêmes; la constellation des choses est dès lors ainsi agencée qu'on ne peut prévoir aucune fin à cet exil de l'être individuel hors du sein de 1' « Indéfini ». Anaximandre en est resté là; c'est-à-dire qu'il est resté dans les ténèbres profondes qui s'étendaient comme de gigantesques fantômes sur les sommets d'une telle conception du monde. Plus on a voulu cerner de près le problème de savoir comment en premier lieu le défini a jamais pu être engendré par l'indéfini en le trahissant, puis comment la temporalité est née de l'éternité, l'iniquité de la justice, et plus la nuit s'est obscurcie.

 

Frederick Nietzsche La Philosophie à lépoque tragique des grecs (1870-1873).

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