NAMALVAR
Le salut dépend uniquement du fait de ne pas le refuser.
Pandit Varada Desika
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Prenons en considération la pensée de
RAMANUJA (cf:RAMANUJA) comme
allant plus loin que la bhakti à proprement dite puisque pour lui l’ultime
dévotion est la Prapana , qui est le statut de la relation au divin
qui découle de la Prapatti (abandon, consécration totale sans effort
au divin, la Prapatti va au-delà de la relation consciente innée et éternelle à
Dieu. C’est une dédication de soi). Nous entrevoyons là l’idée d’abandon sous
jacente à la proposition : « Le salut dépend uniquement du fait de ne pas
le refuser ». Quel est ce fait ? Ce fait, c’est celui de donner son
plein accord à accepter tout ce qui est, est tout ce que je suis comme étant la
totalité, la Réalité Absolue. Il y a cette idée de ne pas faire d’effort pour
atteindre quelque chose, pour tendre vers, mais de se laisser être entièrement
dévoué (voué, même) à une volonté qui nous dépasse et qui meut tout ce monde,
nous-même, l’univers et tout ce qui s’y produit indépendamment de notre
volonté. Car selon Ramanuja la relation de Dieu au monde s’exprime par trois
relations:
Saririn-sarira : Dieu anime le
monde comme son corps
Niyantr-niyamya : il guide les
êtres et les faits agir selon sa volonté
Sesin-sesa : il les utilise pour
ses propres fins, comme instruments de ses désirs.
Nous aboutissons donc au fondement de
la pensée métaphysique de RAMANUJA qui est de ne pas considérer la réalité
ultime comme étant séparée du monde manifesté, comme l’ont fait les adwaïtin
avec le monisme exclusif prôné par Shankara. Et que non seulement il y a ce
mouvement que la Réalité transcendante habite la manifestation et la meut, mais
qu’il y a aussi ce double mouvement d’une Réalité Suprême qui peut se
manifester en une personnalité humaine par laquelle, en nous y abandonnant, en
nous y reliant, en l'invoquant même nous pouvons aussi atteindre à cette
libération ; et qui peut se manifester aussi par les formes inhérente à la
manifestation et plus particulièrement par les formes représentatives des êtres
incarnant cette Réalité Ultime ; depuis l’être humain libéré jusqu’à l’avatar
en passant par les nombreuses figures représentant les déités émanant de la
Personne Suprême (Brahman). Sans rentrer dans de la théologie -quoique la
théologie devrait avoir ce sens de mieux nous aider à décrypter les modalités
de la découverte de notre vraie nature- le courant métaphysique révélé par
RAMANUJA passe par la dévotion à Vishnu puisque c’est de par lui, de par
l’énergie d’un aspect de l’absolu qu’il représente, que les descentes de
la réalité suprême ont lieux sur terre par l’entremisse des avatars. Krishna en
étant l’exemple le plus connu. C’est aussi en corrélation avec cette perception
de l’absolu comme participant et mouvant le monde et ses êtres que la branche
Vadagalai de l’école Vishistadvaita, représentée par Ramanuja et son successeur
Vedanta Desika, accorde une place prépondérante à la Shakti. La shakti bien
évidemment traduit par la déesse dans les textes, mais au-delà de
cette dénomination c’est l’aspect énergie de la Réalité dont il est question
ici.
Lakshmi (Sri, la déesse, Shakti) et
Baghavan sont la forme unique. Ainsi dans le Mantra de
Mahalakshmi, Narayana est invoqué sous le nom de Sriman.
Donc d’une part nous avons la prapati qui
est un abandon inconditionnel à la Réalité Suprême, au Tout, au Brahman,
d’autre part nous avons la reconnaissance de cet Absolu dont le corps est le
monde manifesté et ses êtres, et ensuite nous avons la place prépondérante de
la shakti qui est le pôle énergie de la réalité (l’autre étant le pôle conscience,
dénommée Shiva en terme hindouiste). Bien que le courant Vadagalai du
Vishistadvaita accorde une place aux rites et aux mantras, notamment dans le
système du LakshmiTantra qui leur est propre, il ne s’agit pas d’avoir une
attitude ritualiste pour faire des actions propiatoires aux divinités etc.
afin d’obtenir le salut, mais de s’en servir comme support d’affirmation de la
dédication de soi au suprême et d’y inclure ce mouvement d’abandon de soi et de
toutes structures et systèmes auxquels nous nous raccrochons pour sa
conquête.
Car à quoi bon passer par une
technique ou une forme particulière puisque tout est Lui ? Mais pour ne
pas évincer les possibilités de conquête du Soi libérateur offert au chercheur,
le Vishistadvaita inclus donc aussi les formes de la manifestation pour accéder
au divin. Cependant, afin de se garder d’une attitude naivement béate envers
Ses formes que sont le plus souvent les divinités représentées dans les temples
sous l’apparence de statues -mais aussi par n’importe quel élément de la
manifestation comme nous allons le voir ultérieurement- nous devons prendre en
considération la prédominance de l’aspect Shakti dans l’école du
Vishistadvaita. Que cela veut-il dire ?
Et bien puisque le monde n’est pas
une illusion du fait que l’Absolu non seulement s’y reflète mais l’habite et le
meut aussi, alors l’école Vadagalai tient compte de l’énergie par laquelle
l’Absolu créé la manifestation et c’est par le contact avec cette énergie que
le chemin s’ouvre aussi pour accéder à la Conscience. C’est le propre des
pratiques tantriques et c’est pour cela que le Vishistadvaita se sert du
LakshmiTantra dont le mantra est le dvayamantra :
dyayamarthanusandhanena saha sadaivam
vakta yavaccharirapatam atraiva srirange sukham asva sakalam kalam dyayena
ksipan.
Le LakshmiTantra décrit la Prapana selon
les étapes suivantes :
1) astaksara :
mantra aux huits milles syllabes : Om namo narayanaya (mula
mantramantra de base).
2) Dya° : srimannarayanacaranau
saranam prapadye srimate narayanaya namah
3) Cramasloka
La Prapatti découle de la
Prapana.
Selon les textes et les auteurs, la
Prapatti est utilisée soit comme un développement et un accomplissement de la
Bhakti , soit comme un substitut de la Bhakti ; la Prapatti prend alors
différentes formes selon l’utilisation assignée (Sadvaraka Prapatti, Anga
Prapatti, Advaraka Prapatti, Angi Prapatti). La Prapatti étant toutefois
considérée comme absolument essentielle pour la Bhakti yoga et que sans la
Prapatti il est impossible de rendre efficace la Bhakti yoga. Dans sa Gita
Bhasya, Vedanta Desika analyse le Saranagati Gadyam qui explique chaque mot du
Dvaya mantra, Mulamantra et Crama Sloka. Prapatti n’est pas employé
ici comme un développement et accomplissement de la Bhakti mais comme une aide
pour atteindre la libération (Moksha) directement.
Dans le contexte de son époque la
Prappatti est considérée comme une nouvelle voie , la voie de l'abandon. Cette
voie de la dévotion qui s'inclue dans le vishnouisme comporte deux
approches: au sud l'école Tengalai (murjara-école du
chat) représenté par Pillai Lokacarya (Tamoule), au nord , l'école
Vadagalai (murkata-école du singe) représenté par Vedanta Desika
(Sanskrit).
Une des grandes originalités de cette
approche consiste dans le fait que l'aspirant "renonce aux upaya (moyens)
qui sont des apaya (obstacles) et même des péchés, dans la mesure où
ils sont un manque de foi en la grâce du Seigneur, le seul Moyen, le Moyen
Réalisé, siddopaya.
Dans l'état du prapanna, celui
qui fait "l'acte de prapatti", la prapadana, est un statut
déterminé et définitif, un état de consécration qui introduit dans une nouvelle
relation avec Dieu, relation plus sûre que la relation de bhakti elle-même, car
la bhakti, la dévotion, se cultive avec effort, elle est un yoga, bhakti
yoga."
Donc,
"le prapanna est celui qui
est découragé par de tels efforts et qui se sent indignent d'eux. Son recours
est qu'il se présente à dieu comme tel, akincana "bon à
rien", annyagati "sans autre issue", karpanya "digne
de pitié", misérable, et qu'il ne cherche pas à sortir de cet état.
Par conséquent la voie de la prapatti
est dite à la fois facile et difficile: elle engage en effet tout l'être et
toute la vie, elle est une dédication sérieuse et sans retour de soi."
Comment une doctrine si simple et
lumineuse en sa simplicité a-t-elle pu être à l'origine de tant de controverses
subtiles et acharnées? Sans doute du fait du défit qu'elle offrait à la société
traditionnelle et à sa structure brahmanique. Et aussi de nombreuses controverses
théologiques:
-grâce "sans cause". Dieu
ne dépend en rien de sa créature.
-Statut du prapanna: dans quelles
conditions sa dédication est-elle "valide", procure-t-elle la
certitude du salut?
-Mais la prapatti est-elle elle-même
un upaya (moyen) efficace du salut?
-selon les Tengalai avec leur représentant
Pillai Lokasharaya, la prapatti est une simple attitude intérieure.
-selon les Vadagalai, (représenté par
Vedanta Desika), l'acte de prapatti s'insère dans la catégorie des devoirs prescrits
par les textes (védiques).
La question de savoir si la voie de
l'abandon est une voie indépendante, distincte des voies traditionnelles
(karmayoga, jnana yoga, bhakti). En réalité il s'agit là de savoir si Dieu
agrée une voie nouvelle qui ne passe pas par les longs détours de l'ascèse et
de l'étude des textes védiques, ni même du culte et de la dévotion, donnant
accès à Lui-même, sans condition, à qui se donne sans condition.
(Cf.Suzanne Siauve, Astâdaçabhedanirnaya,
Explication des dix-huit différences entre les deux branches de l'École de
Râmânuja, de Çrî Vâtsya Ranganâtha, éd. critique, trad. et notes, Pondichéry,
Institut français d'indologie (PIFI, 58), 1978).
Au-delà de ce système qui comporte
des arcanes issues d’une culture et d’une tradition dont certains éléments
peuvent nous échapper, la proposition de Ramanuja et de ses successeurs, permet
dans notre propre recherche intérieure du Soi, de déterminer des axes pour
notre objectif et ne pas exclure des approches dont l’illusionnisme shankarien
aurait pu nous départir. Le sud de l’Inde a généré une tradition de dévotion au
Suprême à travers la personne qui l’incarne, tel l’avatar, la vibhuti, l'amsha, ou
encore le guru, celui qui à du poids, puisqu’il connaît Celui qui est
l’origine et la cause de tout ce qui est, le Brahman, et peut guider les autres
vers Lui. La Dévotion au guru est elle-même une forme de prapatti,
le respect du guru comme étant une voie du salut: "honore le guru
comme Dieu" Svetasvatara Upanishad V123, Vyasya deve para
bhaktir yatha deve tatha guram).
La prise en compte de l’Absolu comme
participant du monde manifesté, donc ne le niant pas, permet d’inclure la
perception de la manifestation comme étant partie intégrante du divin et non
comme l’Illusion. D’une part, dans la quête du salut cela permet d’ouvrir notre
conscience à des pistes plus larges, et d’autre part, lorsque nous émergeons
dans l’Absolu en ayant la perception que le monde est une illusion, cela permet
de ne pas rester dans cet éveil exclusif vis-à-vis du manifesté, un éveil qui
n’est pas la complétude de la libération. Dans les deux cas la perception de la
manifestation par des pratiques du système des tantras permet de trouver le
Brahman dans la manifestation et même par la manifestation. Le
système des tantras développe entre autres des pratiques nous conduisant à
développer un sens de perception et d’attention différent de l’ordinaire.
C’est en cela que la métaphysique de
Ramanuja nous apporte quelque chose de plus que Shankara puisque nous pouvons
entrer en contact avec le Suprême par les formes représentatives du Suprême
Lui-même. Ces formes sont les images et statuts des divinités qui Lui sont
dédiés et d’où elles sont issues, mais aussi le contact au sein de notre
conscience avec les émanations divines ou autres représentants du Divin. Dans
un cas comme dans l’autre, c’est l’attitude intérieure qui prime et non pas le
rite en lui-même, tel est le sens de la dévotion. Le développement de cette
attitude passe par la méditation au sein de notre propre conscience sur la divinité
invoquée ou sur la forme concrète de cette divinité, ou bien lors d’une
méditation par une montée dans la conscience du nom d’une divinité ou de sa
vision, ou de son mantra, ce qui permet d’intensifier l’aspiration et de
déployer la conscience.
Sri Aurobindo, dans Le secret du
Véda nous éclaire sur le sens originel de la représentation des divinités,
et du rôle de ses représentations, que ce soit par des images ou des
sculptures :
« Les pouvoirs cosmiques
agissent et existent dans l’univers ; l’homme se les applique, en fait une
image dans sa propre conscience et investit cette image de la vie et du pouvoir
que l’Etre Suprême a insufflé dans Ses propres formes divines et Ses propres
divines énergies œuvrant dans le monde. Tel est le vrai sens et la vraie
théorie du culte des images chez les hindous, qui est ainsi une traduction
concrète des grands symboles védiques ».
Ainsi prend sens la réalité
spirituelle des représentations du divin au travers de l’iconographie, de la
statuaire et de l’architecture religieuse.
Au cours de notre développement
spirituel, il est tout a fait possible de rentrer en contact avec des aspects
du Divin et d’en faire l’expérience au sein de notre conscience.
Nous pouvons rentrer consciemment en
contact avec de nombreuses formes représentant un aspect du divin. Ce contact,
cette reliance, peut aussi s'établir par l'intermédiaire des formes du monde
vivant, qu'elles soient humaines, animales, végétales, minérales, voir même
aussi au travers de simples objets. Nous pouvons trouver ici les fondements des
pratiques dites chamaniques, chamaniques au sens d'une expérience consciente
avec la Conscience de tout Ce qui Est et que tout ce qui constitue le monde
manifesté est habité par cette conscience et peut en être un pouvoir d'expression,
chaque créature étant en son essence un médiateur de ce pouvoir d'expression.
La chaman percevant le Nature comme le corps du divin et entrant en relation
avec elle et ses habitants pour s'unir au divin. C'est par une communication
spirituelle avec ces formes que celles-ci nous transmettent des qualités pour
notre conscience. Qualités d’alignement, de régénération, d’expansion...Nous
voyons là que la prise en compte de la forme et l’invocation des formes
(entités vivantes physiques ou non-physiques, ou objets) représentatives du
divin ou participant de sa nature, peuvent nous donner la capacité d’entrer en
contact avec le divin dans son essence, peuvent nous donner la capacité de nous
éveiller à la réalité ultime, car c’est bien cela dont il s’agit
essentiellement, quelle que soit la pratique suivie.
Sylvère
© Evolumiere
"Essai sur le
Vishishtadvaïta"