Le contact de la Terre redonne toujours
vigueur au fils de la Terre, même quand ce qu'il cherche est une connaissance
supraphysique.
Sri Aurobindo, La Vie Divine
Quelques extrait de Sri Aurobindo et l'Aventure de la Conscience de Satprem.
Le premier secret de Sri
Aurobindo est sans doute d'avoir toujours refusé de couper la vie en
deux — action, méditation, intérieur, extérieur, et toute la gamme de nos fausses
séparations ; du jour où il a pensé au yoga, il a mis tout dedans : haut et
bas, dedans, dehors, tout lui était bon, et il est parti sans un regard
derrière lui. Sri Aurobindo n'est pas venu nous faire la démonstration de
qualités exceptionnelles dans un milieu exceptionnel, il est venu nous montrer
ce qui est possible à l'homme, et que l'exceptionnel est seulement
une normalité pas encore conquise, de même que le surnaturel, disait-il, est
un naturel que nous n'avons pas encore atteint ou que nous ne
connaissons pas encore, ou dont nous n'avons pas encore la clef. Au
fond, tout en ce monde est une question de juste concentration ; il n'est rien
qui ne finisse par céder à une concentration bien dirigée.
[...]
Méditation active
Quand
on s’assoit les yeux clos pour faire le silence mental, on est tout d’abord
submergé par un torrent de pensées – elles surgissent de partout comme des rats
affolés, voire agressifs.
Il
n’y a pas trente six méthodes pour venir à bout de ce charivari, c’est
d’essayer et encore essayer, patiemment, obstinément. Et surtout ne pas
commettre l’erreur de lutter mentalement contre le mental ; il faut
déplacer le centre.
Nous
avons chacun, au-dessus du mental ou plus profond, une aspiration, celle-là
même qui nous a mis sur le chemin, un besoin de notre être, comme un mot de
passe qui a une vertu pour nous seul ; si l’on s’y agrippe, le travail est
plus aisé, car nous passons d’une attitude négative à une attitude positive –
plus nous répéterons notre mot de passe, plus il acquerra de puissance.
On
peut aussi se servir d’une image, comme celle d’une mer immense, sans une ride,
sur laquelle on se laisse flotter – on fait la planche, on devient cette
immensité tranquille ; du même coup, nous apprenons non seulement le
silence, mais l’élargissement de la conscience.
En
fait, chacun doit trouver sa méthode et moins il mettra de crispation, plus
vite il réussira :
« On
peut commencer par un processus quelconque, qui normalement demanderait un long
labeur, et être saisi dès le début par une rapide intervention ou une
manifestation du Silence, avec des effets absolument disproportionnés aux
moyens utilisés tout d’abord.
On
commence le travail par une méthode, mais le travail est repris par une Grâce
d’en haut, de Cela à quoi l’on aspire, ou par une irruption des infinitudes de
l’Esprit.
C’est
de cette façon que j’ai moi-même trouvé le silence absolu du mental,
inimaginable pour moi avant d’en avoir eu l’expérience concrète. »
Nous
touchons ici un point très important, car nous sommes tentés de penser que ces
expériences yogiques sont fort belles et fort intéressantes, mais, après tout,
elles sont loin de notre humanité ordinaire ; comment nous, tels que nous
sommes, pourrions-nous jamais arriver là ?
L’erreur
est de juger avec notre moi actuel des possibilités qui appartiennent à un
autre moi. Or le yoga, précisément, éveille automatiquement, par le seul fait
qu’on s’est mis en route, toute une gamme de facultés latentes et de forces
invisibles qui débordent considérablement les possibilités de notre être
extérieur et qui peuvent faire pour nous ce que nous sommes normalement
incapables de faire :
« Ce
qu’il faut, c’est clarifier le passage entre le mental extérieur et l’être
intérieur… car la conscience yogique et ses pouvoirs sont déjà là en
vous. »
Mais
les exercices de méditation ne sont pas la vraie solution du problème (encore
qu’ils soient très nécessaires au début pour donner l’impulsion), parce que
nous arriverons peut-être à un silence relatif, mais dès que nous mettrons le
pied dehors, nous retomberons dans la cohue habituelle et ce sera l’éternelle
séparation du dedans et du dehors, de la vie intérieure et de la vie mondaine.
Nous
avons besoin d’une vie complète, nous avons besoin de vivre la vérité de notre
être, tous les jours, à chaque instant, pas seulement les jours fériés ou dans
la solitude, et pour cela les méditations béates et campagnardes ne sont pas la
solution :
« Nous
risquons de nous encroûter dans notre réclusion spirituelle et, après, nous
trouverons difficile de nous projeter dehors, victorieusement, pour appliquer à
la vie ce que nous aurons gagné dans la Nature Supérieure.
Quand
nous voudrons ajouter ce Royaume extérieur aussi à nos conquêtes intérieures,
nous nous trouverons trop accoutumés à une activité purement subjective et n’aurons
aucune efficacité sur ce plan matériel.
Nous
aurons une immense difficulté à transformer la vie extérieure et le corps. Ou
encore, nous nous apercevrons que notre action ne correspond pas à la lumière
intérieure, qu’elle continue de suivre les vieux chemins habituels pleins
d’erreur, qu’elle obéit encore aux vieilles influences imparfaites – un gouffre
douloureux séparera encore la vérité qui est en nous, du mécanisme ignorant de
notre nature extérieure…
C’est
comme si l’on vivait dans un autre monde, plus vaste et plus subtil, mais sans
prise divine, peut-être même sans prise d’aucune sorte sur l’existence
matérielle et terrestre. »
La
seule solution est donc de pratiquer le silence mental là où il est apparemment
le plus difficile, c’est-à-dire dans la rue, dans le métro, dans le travail et
partout. Au lieu de descendre quatre fois par jour le boulevard St Michel comme
un homme harassé qui va vite, on peut le descendre quatre fois consciemment,
comme un chercheur.
Au
lieu de vivre n’importe comment, dispersé dans une multitude de pensées qui non
seulement n’ont aucun intérêt, mais sont épuisantes comme une scie, on
rassemble les fils épars de sa conscience et on travaille – on travaille sur
soi – à chaque instant ; et la vie commence à prendre un intérêt
tout-à-fait inusité, parce que les moindres petites circonstances deviennent
l’occasion d’une victoire – nous sommes orientés, nous allons quelque part, au
lieu d’aller nulle part.
Car
le yoga n’est pas une manière de faire, mais une manière d’être.
Transition
Nous
sommes donc en quête d’un autre pays, mais il faut bien le dire, entre celui
que nous quittons et celui qui n’est pas encore là, il y a un no man’s land
assez pénible. C’est une période d’épreuves plus ou moins longue suivant notre
détermination ; mais de tout temps, nous le savons, depuis les initiations
asiatiques, égyptiennes, ou orphiques, jusqu’à la quête du Graal, l’histoire de
notre ascension s’est accompagnée d’épreuves.
Autrefois,
elles étaient romantiques, et, mon Dieu, il n’y avait rien de bien malin à se
faire enfermer dans un sarcophage au son des fifres ou à ses célébrer ses
propres rites funéraires autour d’un bûcher ; maintenant, nous connaissons
des sarcophages publics et des vies qui sont une manière d’enterrement. Il vaut
donc bien de faire ces quelques efforts pour en sortir. Au reste, quand on y
regarde bien, il n’y a pas grand-chose à perdre.
L’épreuve
principale de cette transition est le vide intérieur. Après avoir vécu dans la
fébrilité mentale, on se retrouve soudain comme un convalescent, un peu
flottant, avec d’étranges résonances dans la tête, comme si ce monde était
horriblement bruyant, fatigant ; et une sensibilité suraiguë qui donne
l’impression que l’on se cogne partout, à des hommes opaques et agressifs, des
objets épais, des évènements brutaux – le monde apparaît énormément absurde.
C’est
le signe évident d’un commencement d’intériorisation. Pourtant, si l’on essaie
de descendre consciemment à l’intérieur, par des méditations, on trouve
également le vide, une sorte de puits obscur ou de neutralité amorphe ; si
l’on persiste à descendre, il arrive même qu’on coule brusquement dans le
sommeil, deux secondes, dix secondes, deux minutes, quelquefois plus – en fait,
ce n’est pas un sommeil ordinaire ; nous sommes seulement passés dans un
autre conscience, mais il n’y a pas encore de joints entre les deux et on en
sort pas plus avancés, apparemment, qu’on été entrés.
Cette
situation transitionnelle conduirait aisément à une sorte de nihilisme absurde
– rien dehors, mais rien dedans non plus. Ni d’un côté ni de l’autre. C’est là
qu’il faut prendre bien garde, après avoir démoli nos constructions mentales
extérieures, de ne pas s’enfermer à nouveau dans une fausse profondeur, sous
une autre construction, absurde, illusionniste ou septique, peut-être même
révoltée.
Il
faut aller plus loin. Quand on a commencé le yoga, il faut aller jusqu’au bout
quoiqu’il en coûte, car si on lâche le fil, on risque de ne plus jamais le
retrouver. C’est vraiment là l’épreuve.
Simplement,
le chercheur doit comprendre qu’il commence à naître à autre chose et que ses
nouveaux yeux, ses nouveaux sens, ne sont pas encore formés, comme ceux du
nouveau-né qui débarque au monde.
Ce
n’est pas une diminution de conscience, mais un passage à une nouvelle
conscience :
«
Il faut que la coupe de l’être soit vidée et nettoyée pour s’emplir à nouveau
de la liqueur divine. »
Notre
seule ressource en ces circonstances est de nous accrocher à notre aspiration
et de la faire grandir, grandir, justement par ce terrible manque de tout,
comme un feu où nous jetons toutes nos vieilles choses, notre vieille vie, nos
vieilles idées, nos sentiments – simplement, nous avons la foi inébranlable que
derrière ce passage, il y a une porte qui s’ouvre.
Et
notre foi n’est pas absurde ; ce n’est pas l’abêtissement du charbonnier,
mais une pré-connaissance, quelque chose en nous qui sait avant nous, qui voit
avant nous et qui envoie sa vision à la surface sous la forme de besoin, de
quête, de foi inexplicable.
« La
foi est une intuition qui non seulement attend l’expérience pour être
justifiée, mais qui conduit à l’expérience. »
Descente de la Force
Et
peu à peu le vide s’emplit. On fait alors une série d’observations et
d’expériences d’une importance considérable, qu’il serait faux de présenter
comme une séquence logique, car à partir du moment où l’on quitte le vieux
monde, on s’aperçoit que tout est possible, et surtout qu’il n’y a pas deux cas
semblables – d’où l’erreur de tous les dogmatismes spirituels. Nous pouvons
seulement tracer quelques lignes générales d’expérience.
Tout
d’abord, lorsque la paix mentale est relativement établie, à défaut de silence
absolu et que notre aspiration et notre besoin a grandi, est devenu constant,
lancinant, comme un trou qu’on porte en soi, on observe un premier phénomène
qui aura des conséquences incalculables pour tout le reste de notre yoga.
On
sent, autour de la tête et plus spécialement dans la nuque, comme une pression
inusitée, qui peut donner la sensation d’un faux mal de tête. Au début, on ne
peut guère la supporter longtemps et on se secoue, on se déconcentre, on pense
à autre chose.
Petit
à petit, cette pression prend une forme plus distincte et on sent un véritable
courant qui descend – un courant de force qui n’est pas semblable à un courant
électrique désagréable, mais plutôt à un masse fluide. On s’aperçoit alors que
la pression ou le faux mal de tête du début était causé par notre résistance à
la descente de cette Force, et que la seule chose à faire est de ne pas
obstruer le passage (c’est-à-dire bloquer le courant dans la tête), mais de le
laisser descendre à tous les étages de notre être, du haut en bas.
Ce
courant, au début, est assez spasmodique, irrégulier, et il faut un léger
effort conscient pour se rebrancher sur lui quand il s’est estompé ; puis
il devient continu, naturel, automatique, et il donne la sensation très
agréable d’une énergie fraîche, comme une autres respiration plus vaste que
celle de nos poumons qui nous enveloppe, qui nous baigne, nous allège et, en
même temps, nous emplit de solidité.
L’effet
physique ressemble assez exactement à celui que l’on éprouve quand on marche
dans le vent. En réalité, on ne s’aperçoit vraiment de son effet (car il
s’installe très graduellement, par petites doses) que quand, pour une raison ou
une autre, par distraction, erreur, excès, on s’est coupé du courant ;
alors on se retrouve soudain vidé, rétréci, comme si l’on manquait d’oxygène
tout-à-coup, avec la très désagréable sensation d’un racornissement
physique ; on est comme une vieille pomme vidée de son soleil et de son
jus.
Et
l’on se demande vraiment comment on a pu vivre avant, sans cela. C’est une
première transmutation de nos énergies. Au lieu de puiser à la Source commune,
en bas et autour, dans la Vie Universelle, nous puisons en haut. Et c’est une
énergie beaucoup plus claire et beaucoup plus soutenue, sans trou, et surtout beaucoup
plus vive.
Dans
la vie quotidienne, au milieu de notre travail et des mille occupations, le
courant de Force est tout d’abord assez dilué, mais, dès que nous nous arrêtons
un instant et que nous nous concentrons, c’est un envahissement massif. Tout
s’immobilise. On est comme une jarre pleine. La sensation de courant disparaît
même comme si tout le corps, de la tête aux pieds, était chargée d’une masse
d’énergie compacte et cristalline à la fois, « un bloc de paix solide et
frais » ; et si notre vision intérieure a commencé à s’ouvrir, nous
nous apercevons que tout est bleuté, on est comme une aigue-marine ; et
vaste, vaste. Tranquillement, sans une ride. Et cette fraîcheur indescriptible.
Vraiment,
on a plongé dans la Source. Car cette Force descendante est la Force même de
l’Esprit – Shakti. La Force spirituelle n’est pas un mot. Finalement, il ne
sera plus nécessaire de fermer les yeux et de se retirer de la surface pour la
sentir ; à tout moment elle sera là, quoique l’on fasse, que l’on mange,
que l’on lise, que l’on parle ; et on verra qu’elle prend une intensité de
plus en plus grande à mesure que l’organisme s’habitue ; en fait, c’est
une masse d’énergie formidable qui n’est limitée que par la petitesse de notre
réceptivité ou de notre capacité.
Quand
ils parlent de leur expérience, de cette Force descendante, les disciples de
Pondichéry disent « la Force de Sri Aurobindo et de la Mère » ;
ils n’entendent pas par là que cette Shakti soit leur propriété
personnelle ; ils expriment ainsi sans le vouloir, le fait qu’elle n’a son
équivalent dans aucun autre yoga connu.
Nous
touchons ici, expérimentalement, la différence fondamentale entre le yoga
intégral de Sri Aurobindo (purna yoga) et les autres yogas. Si l’on essaie
d’autres méthodes de yoga avant de celle-ci, on s’aperçoit, en effet, d’une
différence pratique essentielle : au bout d’un certain temps, on a
l’expérience d’une force ascendante appelée Kundalini en Inde, qui s’éveille
assez brutalement dans notre être à la base de la colonne vertébrale et s’élève
de niveau en niveau jusqu’à ce qu’elle ait atteint le sommet du crâne, où elle
semble éclore dans une sorte de pulsation lumineuse, rayonnante, qui
s’accompagne d’une sensation d’immensité (et souvent d’une perte de conscience,
qu’on appelle extase) comme si l’on avait débouché éternellement Ailleurs.
Tous
les procédés yogiques, que nous pourrions thermo générateurs (asana du
Hatha-yoga, concentration du Raja-Yoga, exercices respiratoires ou Pranayama,
etc.) visent à l’éveil de cette Force ascendante ; ils ne vont pas sans
danger ni perturbations profondes, ce qui rend indispensables la présence et la
protection d’un maître éclairé.
Cette
différence du sens du courant, ascendant ou descendant, tient à une différence
d’orientation que nous ne saurions trop souligner. Les yogas traditionnels et,
nous supposons, les disciplines religieuses occidentales, visent
essentiellement à la libération de la conscience : tout l’être est tendu
vers le haut dans une aspiration ascendante ; il cherche à briser les
apparences et à émerger là-haut, dans la paix ou l’extase. D’où l’éveil de
cette Force ascendante.
Mais,
on l’a vu, le but de Sri Aurobindo n’est pas seulement de monter, mais de
descendre, pas seulement de filer dans la paix éternelle, mais de transformer
la vie et la matière, et d’abord cette petite vie et ce coin de matière que
nous sommes. D’où l’éveil ou plutôt la réponse de cette Force descendante.
Notre
expérience du courant descendant est l’expérience de la Force transformatrice.
C’est elle qui fera le yoga pour nous, automatiquement (pourvu qu’on la laisse
faire), elle qui remplacera nos énergies vite essoufflées et nos efforts
maladroits, elle qui commencera par où finissent les autres yogas, illuminant
d’abord le sommet de notre être, puis descendant de niveaux en niveaux,
doucement, paisiblement, irrésistiblement (notons bien qu’elle n’est jamais
violente ; sa puissance est étrangement dosée, comme si elle était
conduite directement par la sagesse de l’Esprit) et c’est elle qui universalisera
notre être tout entier, jusqu’en bas. C’est l’expérience de base du yoga
intégral.
« Quand
la paix est établie, la Force supérieure ou divine, d’en haut, peut descendre
et travailler en nous. D’habitude, elle descend d’abord dans la tête et libère
les centres mentaux puis le centre du cœur… Puis dans la région du nombril et
des centres vitaux, puis dans la région du sacrum et plus bas… Elle travaille,
à la fois, au perfectionnement et à la libération de notre être ; elle
reprend notre nature toute entière, partie par partie, et la traite, rejetant
ce qui doit être rejeté, sublimant ce qui doit être sublimé, créant ce qui doit
être créé. Elle intègre, harmonise, établit un rythme nouveau dans notre
nature. »
Émergence d’un nouveau mode de Connaissance
Avec
le silence mental, un autre phénomène se produit, fort important mais plus
difficile à démêler car il s’étend parfois sur de nombreuses années et les
signes en sont tout d’abord imperceptibles ; c’est ce que nous pourrions
appeler l’émergence d’un nouveau mode de connaissance, et donc d’un nouveau
mode d’action. On peut comprendre qu’il est possible de parvenir au silence
mental quand on marche dans la foule, quand on mange, quand on fait sa
toilette, ou qu’on se repose, mais comment est-ce possible quand il s’agit de
travailler à son bureau, par exemple, ou quand on discute avec des amis ?
Nous sommes bien obligés de réfléchir, de nous souvenir, de chercher, de faire
intervenir toutes sortes de mécanismes mentaux. L’expérience nous apprend,
pourtant, que cette nécessité n’est pas inévitable, qu’elle est seulement le
résultat d’une longue évolution au cours de laquelle nous nous sommes habitués
à dépendre du mental pour connaître et agir, mais que c’est une habitude
seulement et que l’on peut en changer.
Au
fond, le yoga n’est pas tant une façon d’apprendre que de désapprendre une
foule d’habitudes soit disant impératives que nous avons hérité de notre
évolution animale. Si le chercheur s’en prend au silence mental dans le
travail, par exemple, il passera par plusieurs stades. Au début, il sera tout
juste capable de se souvenir de son aspiration, de temps en temps, et
d’interrompre quelques instants son travail pour se remettre sur la vraie
longueur d’onde, puis, à nouveau, tout sera englouti par la routine. Mais à
mesure qu’il aura pris l’habitude de faire l’effort ailleurs, dans la rue ou
chez lui, et partout, le dynamisme de cet effort tendra à se perpétuer et à le
solliciter inopinément au milieu de ses autres activités – il se souviendra de
plus en plus souvent. Puis ce souvenir changera peu à peu de caractère ;
au lieu d’une interruption volontaire pour se rebrancher sur le vrai rythme, le
chercheur sentira quelque chose qui vit au fond de lui, à l’arrière plan de son
être, comme une petite vibration sourde ; il lui suffira de prendre un peu
de recul dans sa conscience pour qu’à n’importe quel moment, en une seconde, la
vibration de silence soit retrouvée.
Il
découvrira que c’est là, toujours là, comme une profondeur bleutée par
derrière, et qu’il peut à volonté s’y rafraîchir, s’y détendre, au milieu même
du vacarme et des ennuis, et qu’il promène avec lui une retraite inviolable et
paisible. Mais bientôt, cette vibration par derrière deviendra de plus en plus
perceptible, continue, et le chercheur sentira une séparation s’opérer dans son
être : une profondeur silencieuse qui vibre, vibre à l’arrière plan, et à
la surface, assez mince, où se déroulent des activités, des pensées, des
gestes, des paroles. Il aura découvert le témoin en lui et se laissera de moins
en moins accaparer par le jeu extérieur qui, sans cesse, telle une pieuvre,
tente de nous avaler vivants ; c’est une découverte aussi vieille que le
Rig-Veda : « deux oiseaux aux ailes splendides, amis et compagnons
sont accrochés à un arbre commun, l’un mange le fruit doux, l’autre le regarde
et ne mange point. »
À
ce stade, il deviendra plus aisé d’intervenir volontairement au début, pour
substituer aux vieilles habitudes superficielles de réflexion mentale, de
mémoire, de calcul, de prévision, une habitude de se référer silencieusement à
cette profondeur qui vibre. Pratiquement, ce sera une longue période de
transition, avec des reculs et des progrès (une impression, d’ailleurs, n’est
pas tant d’un recul ou d’une avance, que quelque chose qui se voile et se
dévoile tour à tour), ou les deux fonctionnements s’affronteront, les vieux
mécanismes mentaux tendant constamment à interférer et à reprendre leurs vieux
droits, bref à nous convaincre que l’on ne peut se passer d’eux ; ils
bénéficieront surtout d’une sorte de paresse qui fait que l’on trouve plus
commode de procéder « comme d’habitude ».
Mais
ce travail de décrochage sera puissamment assisté, d’une part, par l’expérience
de la force descendante qui, automatiquement, inlassablement, mettra de l’ordre
dans la maison et exercera une pression silencieuse sur les mécanismes
rebelles, comme si chaque assaut de pensée était empoigné, figé sur place, et,
d’une part, par l’accumulation des milliers de petites expériences, de plus en
plus perceptibles, qui nous feront toucher du doigt et voir que l’on peut fort
bien se passer du mental et qu’en vérité on s’en trouve beaucoup mieux.
Peu
à peu, en effet, nous nous apercevrons qu’il n’est pas nécessaire de réfléchir,
que quelque chose par derrière, ou au-dessus, fait toute la besogne, avec une
précision et une infaillibilité de plus en plus grande, à mesure que nous
prendrons l’habitude de nous y référer ; qu’il n’est pas nécessaire de se
souvenir, mais qu’à l’instant voulu l’indication exacte surgit ; pas
nécessaire de combiner son action, mais qu’un ressort secret la met en branle
sans qu’on le veuille ou qu’on y pense et nous fait faire exactement ce qu’il
faut faire, avec une sagesse et une précision dont notre mental, toujours
myope, est bien incapable. Et nous verrons que plus nous obéirons à ses
intimations inopinées, ses suggestions éclair, plus elles tendront à devenir
fréquentes, claires, impérieuses, habituelles, un peu comme le serait un
fonctionnement intuitif, avec cette différence capitale, que nos intuitions
sont presque toujours brouillées, déformées par le mental, qui par ailleurs,
excelle à les imiter, et à nous faire prendre ses lubies pour des révélations
tandis qu’ici la transition sera claire, silencieuse, correcte, pour la bonne
raison que le mental sera muet.
Mais
nous avons fait l’expérience de ces problèmes mystérieusement résolus dans le
sommeil, c’est-à-dire, précisément, car la machine à penser s’est tue. Sans
doute y aura-t-il bien des erreurs et des faux pas avant que le fonctionnement
nouveau s’établisse avec quelques sûretés, mais le chercheur doit être prêt à
se tromper bien souvent, en fait, il s’apercevra que l’erreur vient toujours
d’une intrusion mentale ; chaque fois que le mental intervient il brouille
tout, fractionne tout, retarde tout. Puis, un jour, à force d’erreurs et
d’expériences répétées, nous aurons compris, une fois pour toutes, et vu de nos
propres yeux que le mental n’est pas un instrument de connaissance, mais
seulement un organisateur de la connaissance, comme le constate La Mère et que
la connaissance vient d’ailleurs.
Dans
le silence mental les mots viennent, les paroles viennent, les actes viennent
et tout vient automatiquement, avec une exactitude bien surprenante. C’est
vraiment une autre façon de vivre, très allégée. Car, en vérité, il n’est rien
que ce que le mental fait qui ne puisse se faire et se faire mieux dans
l’immobilité mentale et une tranquillité sans pensée.
SATPREM
SRI AUROBINDO OU L'AVENTURE DE LA CONSCIENCE
(...) chaque
phrase de Sri Aurobindo est l'expression ou la traduction d'une expérience
précise, et que non seulement elle est comme un monde renfermé en quelques
mots, mais qu'elle contient la vibration de l'expérience, presque la
qualité de lumière du monde particulier qu'il touche, et qu'à travers les mots,
on touche, et peut toucher très bien, l'expérience. Je vous le dis, Sri
Aurobindo est plein de merveilles – des merveilles pures – et j'en découvre
chaque fois que je relis ses textes, je me dis: ah! comme il avait bien vu
ça!
Satprem, L'Agenda
de Mère 09 avril 1969
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