Notre
yoga a pour but l'union consciente avec le Divin dans le supramental et la
transformation de la nature. Les yoga ordinaires vont droit du mental à un
certain état sans forme du silence cosmique, et à travers cet état essaient de
disparaître en s'élevant dans le Très-Haut. Le but de notre yoga est de
transcender le Mental et d'entrer dans la Vérité divine du Satchidânanda qui
n'est pas seulement statique mais dynamique, et d'élever l'être tout entier
jusqu'à cette vérité.
Sri
Aurobindo, Letters On Yoga
Quelques extrait de Sri Aurobindo et l'Aventure de la Conscience de Satprem.
LE SILENCE MENTAL
Les constructions mentales
La
première étape du yoga de Sri Aurobindo et la tâche fondamentale qui donne la
clef de bien des réalisations, c'est le silence mental. On peut se demander
pourquoi le silence mental? mais il est bien évident que si nous voulons
découvrir un pays nouveau en nous, il faut d’abord quitter l’ancien – tout
dépend de la détermination avec laquelle nous franchirons ce pas. Quelquefois
il suffit d’un éclair ; quelque chose en nous qui s’écrie :
« Assez de ce rabâchage ! » et on avance une fois pour toutes,
sans regarder derrière soi.
D’autres
disent oui-non et oscillent interminablement entre deux mondes.
Il
ne s’agit pas de s’amputer d’un bien péniblement acquis, au nom de je ne sais
quelle Sagesse-Paix-Sérénité, nous ne sommes pas en quête de sainteté mais de
jeunesse – la jeunesse éternelle d’un être qui grandit – pas en quête de moins
être, mais de mieux être, et surtout d’être plus vaste :
« Ne
vous est-il pas venu à l’esprit que s’il cherchaient quelque chose de froid, de
sombre et de morne, les sages ne seraient pas des sages, mais des ânes ! »
On
fait toutes sortes de découvertes, en vérité, quand la mécanique s’arrête, et
la première est que si le pouvoir de penser est un don remarquable, le pouvoir
de ne pas penser l’est encore bien davantage ; que le chercheur essaie
pendant cinq minutes seulement et il verra de quel bois il se chauffe !
Il
s’apercevra qu’il vit dans un vacarme sournois, un tourbillon épuisant, mais
jamais épuisé, où il n’y a de place que pour ses pensées, ses sentiments, ses
impulsions, ses réactions – lui, toujours lui, énorme gnome qui envahit tout,
voile tout, n’entend que lui, ne voit que lui, ne connaît que lui – et encore –
et dont les thèmes perpétuels, plus ou moins alternés, peuvent donner
l’illusion de la nouveauté.
« En
un sens, nous ne sommes rien d’autre qu’une masse complexe d’habitudes
mentales, nerveuses et physiques, liées ensembles par quelques idées
directrices, désirs, associations – l’amalgame d’innombrables petites forces
qui se répètent, avec quelques variations majeures. »
On
peut dire qu’à dix-huit ans nous sommes fixés, nos vibrations majeures son
établies, et qu’autour d’elles indéfiniment viendront s’enrouler en couches de
plus en plus épaisses, polies, raffinées, les sédiments d’une sempiternelle
même chose à mille visages que nous appellerons culture ou
« nous-mêmes » – bref, enfermés dans une construction, qui peut être
de plomb et sans une lucarne, ou élancée comme un minaret, mais enfermés
toujours , bourdonnants, répétitifs, hommes dans un peau de granit ou dans une
statue de verre.
Le
premier travail du yoga, c’est de respirer au large. Et naturellement, de
briser cet écran mental qui ne laisse filtrer qu’un seul type de vibration,
pour connaître l’infinitude multicolore des vibrations, c’est-à-dire le monde
enfin et les êtres tels qu’ils sont, et un autre nous-même qui vaut mieux que
ce qu’on en pense.
[...]
Le mental universel
Jusqu’à
présent, nous avons analysé les progrès du chercheur en termes intérieurs, mais
ce progrès se traduit également sur le plan extérieur, et d’ailleurs, la
cloison intérieur-extérieur s’amenuise de plus en plus, elle apparaît de plus
en plus comme une convention artificielle, établie par un mental adolescent,
enfermé en lui-même, et qui ne voit que lui-même. Le chercheur sentira cette
cloison perdre de sa dureté lentement, il éprouvera une sorte de changement
dans la substance de son être, comme s’il devenait plus léger, plus
transparent, plus poreux, si l’on ose dire. C’est différence substantielle se
révélera tout d’abord par des symptômes désagréables, car l’homme ordinaire est
généralement protégé par un cuir épais, tandis que le chercheur n’aura plus
cette protection : il recevra les pensées, volontés, désirs des gens, sous
leurs véritables aspects et dans toute leur nudité, comme ce qu’ils sont
vraiment – des attentats. Et notons bien que les mauvaises pensées ou les
mauvaises volontés ne sont pas seules à partager cette virulence ; rien
n’est plus agressif que les bonnes volontés, les bons sentiments, les
altruismes – d’un côté ou de l’autre, c’est l’ego qui se nourrit, par la douceur,
par la force. Nous ne sommes civilisés qu’à la surface ; dessous le
cannibale continue. Il sera donc très nécessaire que le chercheur soit en
possession de cette Force dont nous avons parlé – avec Elle, il peut passer
n’importe où – et d’ailleurs, dans la Sagesse Cosmique, la transparence ne
viendrait pas si elle ne s’accompagnait de la protection correspondante.
Armé
de sa force et du silence mental, le chercheur verra par degrés qu’il est
perméable au-dehors, qu’il reçoit – de partout -, que les distances sont des
barrières irréelles – personne n’est loin, personne n’est parti, tout est
ensemble et tout est en même temps – et qu’à dix mille kilomètres, il peut
recevoir clairement les préoccupations, la colère d’une personne, la souffrance
d’un frère. Il suffira, dans le silence, que le chercheur se branche sur un
lieu, une personne, pour avoir une perception plus ou moins exacte de la
situation, plus ou moins exacte suivant sa capacité de silence, car ici aussi
le mental brouille tout, parce qu’il désire, craint, veut, et que rien ne lui
parvient qui ne soit aussitôt faussé par ce désir, cette crainte, cette volonté
(il y a aussi d’autres éléments de brouillage, nous en reparlerons plus tard).
Il semble donc qu’avec le silence mental un élargissement de la conscience se
soit produit et qu’elle puisse se diriger à volonté en n’importe quel point de
l’universelle réalité pour y connaître ce qu’elle a besoin de connaître.
Mais
dans cette transparence silencieuse, nous ferons une autre découverte, capitale
par ses implications. Nous nous apercevrons non seulement que les pensées des
gens nous viennent de l’extérieur, mais que nos propres pensées nous viennent
par la même voie, du dehors. Lorsque nous serons suffisamment transparents,
nous pourrons sentir, dans le silence immobile du mental, comme des petits
remous, qui viennent frapper notre atmosphère, ou comme de légères vibrations
qui tirent notre attention, et si nous nous penchons un peu pour « voir ce
que c’est », c’est-à-dire si nous acceptons que l’un de ces remous entre
en nous, nous nous retrouverons soudain en train de penser à quelque
chose : ce que nous avions saisi à la périphérie de notre être, était une
pensée à l’état pur, ou plutôt une vibration mentale avant qu’elle n’ait eu le
temps d’entrer à notre insu et de ressortir à notre surface pourvue d’une forme
personnelle qui nous fera dire triomphalement : « c’est ma
pensée ». Un bon lecteur de pensée peut ainsi lire ce qui se passe dans
une personne dont il ne connaît même pas la langue parce que ce ne sont pas des
pensées qu’il attrape, mais des vibrations auxquelles il donne en lui la forme
mentale correspondante. Mais c’est le contraire qui serait bien surprenant, car
si nous étions capables de créer une seule chose par nous-mêmes, fût-ce une petite
pensée, nous serions les créateurs du monde ! Où est le je en vous, qui
peut fabriquer tout cela ? Demandait la Mère. Seulement, le mécanisme est
imperceptible pour l’homme ordinaire, d’abord parce qu’il vit dans un vacarme
constant, ensuite parce que le mécanisme d’appropriation des vibrations est
presque instantané automatique ; une fois pour toutes, par son éducation,
son milieu, l’homme s’est habitué à sélectionner dans le mental universel un
certain type de vibration, assez réduit, avec lequel il est en affinité, et
jusqu’à la fin de sa vie, il accrochera la même longueur d’ondes, reproduira le
même mode vibratoire, avec des mots plus ou moins sonores et des tournures plus
ou moins neuves – il tourne dans la cage, seule l’étendue plus ou moins chatoyante
de notre vocabulaire peut nous donner l’illusion que nous progressons.
Certes,
nous changeons d’idée, mais changer d’idée n’est point progresser, ce n’est pas
s’élever en un mode vibratoire plus haut ou plus rapide, c’est faire une
pirouette de plus au sein du même milieu. C’est pourquoi Sri Aurobindo parlait
de changement de conscience.
Une
fois qu’il aura vu que ses pensées viennent du dehors et qu’il aura répété
l’expérience des centaines de fois, le chercheur tiendra la clef de la vraie
maîtrise mentale, parce que s’il est difficile de se débarrasser d’une pensée
que nous croyons nôtre, quand elle est déjà bien installée dedans, il est aisé
de rejeter les mêmes pensées quand nous les voyons venir du dehors. Et une fois
que nous sommes le Maître du silence, nous sommes nécessairement le Maître du
monde mental parce que, au lieu d’être sempiternellement cramponné à la même
longueur d’onde, nous pouvons parcourir toute la gamme des ondes et choisir ou
rejeter ce qui nous plaît.
Mais
laissons Sri Aurobindo nous décrire lui-même l’expérience telle qu’il la faite
la première fois avec un autre yogi, du nom de Bhaskar Lélé, qui passa trois
jours avec lui :
« tous
les êtres mentaux développés, du moins ceux qui passent la moyenne, doivent
d’une façon ou d’une autre, à certains moments de l’existence et dans certains
buts, séparer les deux parties de leur mental : la partie active qui est
une usine de pensées et la partie réservée, maîtresse, à la fois témoin et
volonté, qui observe, juge, rejette, élimine ou accepte les pensées, ordonnant
les corrections et les changements nécessaires, c’est le Maître de la Maison
mentale, capable d’indépendance.
Mais
le yogi va encore plus loin ; il est non seulement le Maître du mental,
mais, tout en étant dans le mental, il en sort pour ainsi dire, et il se tient
au-dessus tout à fait en arrière, libre.
Pour
lui, l’image de l’usine de pensées n’est plus valable, car il voit que les
pensées viennent du dehors, du Mental universel ou de la Nature
universelle : « car si nous étions capables de créer une seule chose
par nous-mêmes, fût-ce une petite pensée, nous serions les créateurs du
monde ! Où est le je en vous, qui peut fabriquer tout cela ? »
Demandait la Mère.
Les
pensées venant du Mental universel sont parfois formées et distinctes, parfois
sans forme, puis elles reçoivent une forme quelque part en nous. Le travail
principal de notre mental est de répondre et d’accepter ces ondes de pensées
(de même pour les ondes vitales et les ondes d’énergie physique subtiles), ou
de donner une forme mentale personnelle à cette substance mentale (ou aux
mouvements vitaux) venus de la Nature-Force environnementale.
J’ai
une grande dette envers Lélé pour m’avoir montré ce mécanisme :
« asseyez-vous en méditation, me dit-il, mais ne pensez pas, regardez
seulement votre mental, vous verrez les pensées entrer dedans. Avant qu’elles
ne puissent entrer, rejetez-les et continuez jusqu’à ce que votre mental soit
capable de silence complet. »
Je
n’avais jamais entendu dire avant, que les pensées puissent venir visiblement
du dehors, dans le mental, mais je ne songeais pas à mettre en doute cette
vérité ou cette possibilité, simplement, je m’assis et fis comme il m’était
dit. En un instant, mon mental devint silencieux comme l’air sans un souffle au
sommet d’une haute montagne, puis je vis une, deux pensées venir d’une façon
tout à fait concrète, du dehors. Je les rejetais avant qu’elles ne puissent
entrer et s’imposer à mon cerveau. En trois jours, j’étais libre.
À
partir de ce moment, l’être mental en moi devint une intelligence libre, un
Mental universel. Ce n’était plus un être limité au cercle étroit de pensées
personnelles, comme un ouvrier dans une usine de pensées, mais un récepteur de
connaissance qui recevait, depuis les cent royaumes de l’être, libre de choisir
ce qu’il voulait dans ce vaste empire de vision et ce vaste empire de
pensées. »
[...]
Parti
d’une petite construction mentale où il se croyait à l’aise et très éclairé, le
chercheur regarde derrière lui et il se demande comment il a pu vivre dans
pareille prison. Il est frappé surtout de voir comment, pendant des années et
des années, il a vécu entouré d’impossibilités, et comme les hommes vivent
derrière des barrières : « on ne peut pas faire ceci, on ne peut pas
cela, c’est contraire à telle loi, contraire à telle autre, c’est illogique, ce
n’est pas naturel, c’est impossible… »
Et
il découvre que tout est possible et que la vraie difficulté est de croire que
c’est difficile.
Après
avoir vécu vingt ans, trente ans, dans sa coquille mentale, comme une sorte de
bigorneau pensant, il commence à respirer au large. Et il s’aperçoit que
l’éternelle antinomie intérieur-extérieur est résolue, qu’elle aussi faisait
partie de nos calcifications mentales. En vérité, le dehors est partout
dedans ! Nous sommes partout !
L’erreur
est de croire que si nous pouvions réunir d’admirables conditions de paix, de
beauté, de campagne solitaire, ce serait beaucoup plus facile parce qu’il y
aura toujours quelque chose pour nous déranger, partout, et que mieux vaut se
résoudre à briser nos constructions et à embrasser tout ce dehors – alors nous
serons partout chez nous. De même pour l’antinomie action-méditation ; le
chercheur a fait le silence en lui et son action est une méditation (il
entreverra même que la méditation peut-être une action) ; qu’il fasse sa
toilette ou qu’il règle ses affaires, la Force passe en lui, et il n’est jamais
branché ailleurs. Et il verra enfin que son action devient plus clairvoyante, plus
efficace, plus puissante, sans pour autant empiéter sur sa paix :
« La
substance mentale est tranquille, si tranquille que rien ne peut la troubler.
Si les pensées ou les activités viennent… elles traversent le mental comme une
bande d’oiseaux traverse le ciel dans l’air immobile.
Elles
passent, ne dérangent rien, ne laissent pas de trace.
Même
si un millier d’images où les évènements les plus violents nous traversaient,
l’immobilité tranquille resterait, comme si la texture même du mental était faite
d’une substance de paix, éternelle et indestructible.
Le
mental qui est parvenu à ce calme peut commencer à agir, il peut même agir
intensément et puissamment, mais il gardera toujours cette immobilité
fondamentale, ne mettant rien en mouvement par lui-même, recevant d’en-haut, et
donnant à ce qu’il a reçu une forme mentale sans rien y ajouter de son cru,
calmement, impartialement, mais avec la joie de la Vérité et de la puissance,
la lumière de son passage. »
[...]
Les Centres de Conscience
Si
nous poursuivons notre méthode expérimentale fondée sur le silence mental, nous
serons amenés à faire plusieurs découvertes qui, peu à peu, nous mettront sur
la piste. D'abord, nous verrons la confusion générale où nous vivons se
décanter lentement; des étages se distingueront dans notre être, de plus en
plus clairement, comme si nous étions faits d'un certain nombre de fragments
ayant chacun une personnalité propre et un centre bien distinct, et, chose plus
remarquable encore, une vie particulière indépendante du reste. Cette
polyphonie, si l'on ose dire, car c'est plutôt une cacophonie, nous est
généralement masquée par la voix mentale, qui recouvre tout, annexe tout. Il
n'est pas un seul mouvement de notre être, à quelque niveau que ce soit, pas
une émotion, pas un désir, pas un battement de paupière qui ne soit
instantanément happé par le mental et recouvert d'une couche pensante —
c'est-à-dire que nous mentalisons tout. Et c'est la grande utilité du
mental au cours de notre évolution : il nous aide à porter à notre surface
consciente tous les mouvements de notre être qui, autrement, resteraient à
l'état de magma informe, subconscient ou supraconscient. Il nous aide aussi à
établir un semblant d'ordre dans cette anarchie et, tant bien que mal,
coordonne tous ces petits féodaux sous sa suzeraineté.
Mais
du même coup il nous voile leur voix et leur fonctionnement véritables — de la
suzeraineté à la tyrannie il n'y a qu'un pas. Les mécanismes surmentaux sont
totalement obstrués, ou ce qui réussit à filtrer des voix supraconscientes est
immédiatement faussé, dilué, obscurci ; les mécanismes submentaux s'atrophient
et nous perdons des sens spontanés qui furent très utiles à un stade antérieur
de notre évolution et pourraient l'être encore; d'autres minorités se rangent
dans la rébellion et d'autres accumulent
sourdement
leur petit pouvoir en attendant la première occasion pour nous sauter à la
figure. Mais le chercheur, qui a fait taire son mental, commencera à distinguer
tous ces états dans leur réalité nue, sans leur revêtement mental, et il
sentira à divers niveaux
de
son être des sortes de points de concentration, comme des noeuds de force,
dotés chacun d'une qualité vibratoire particulière ou d'une fréquence spéciale;
mais nous avons tous eu, au moins une fois dans notre vie, l'expérience de
vibrations diverses qui
semblent
s'irradier à différentes hauteurs de notre être; l'expérience d'une grande
vibration révélatrice, par exemple, quand un voile semble se déchirer soudain
et nous livrer tout un pan de vérité, sans mots, sans qu'on sache même
exactement en quoi consiste la révélation simplement, c'est quelque chose qui
vibre et qui fait le monde inexplicablement plus large, plus léger, plus clair;
ou nous avons eu l'expérience de vibrations plus épaisses: des vibrations de
colère ou de peur, des vibrations de désir, des vibrations de sympathie ; et
nous savons bien que tout cela palpite à des niveaux différents, avec des
intensités différentes. Il y a ainsi, en nous, toute une gamme de nodules
vibratoires ou de' centres de conscience, chacun spécialisé dans un type
de vibration, que nous pouvons distinguer et saisir directement suivant le
degré de notre silence et l'acuité de nos perceptions. Et le mental est
seulement un de ces centres, un type de vibration, seulement une des
formes de conscience, encore qu'il veuille s'arroger la première place. Nous ne
nous étendrons pas sur la description de ces centres tels que la tradition en
parle — mieux vaut voir soi-même que d'en parler — ni sur leur localisation; le
chercheur les sentira lui-même sans difficulté dès qu'il sera un peu clair.
Disons simplement que ces centres (appelés chakra en Inde) ne se situent
pas dans notre corps physique, mais dans une autre dimension, bien que leur
concentration, à certains moments, puisse devenir si intense qu'on ait la
sensation aiguë d'une localisation physique. Certains d'entre eux, en effet,
correspondent d'assez près aux différents
plexus
nerveux que nous connaissons — pas tous.
Grosso
modo, on peut distinguer sept centres répartis en quatre zones :
1)
Le Supraconscient, avec un centre un peu au-dessus du sommet de la
tête*, qui gouverne notre mental pensant et nous met en communication avec des
régions mentales plus élevées : illuminées, intuitives, surmentales etc.
2)
Le Mental, avec deux centres; l'un, entre les sourcils, qui
gouverne la volonté et le dynamisme de toutes nos activités mentales quand on
veut agir par la pensée ;c'est aussi le centre de la vision subtile ou
"troisième oeil" dont parlent certaines traditions; l'autre, à
hauteur de la gorge, qui gouverne toutes les formes d'expression mentale.
3)
Le Vital, avec trois centres; l'un, à hauteur du coeur, qui gouverne
notre être émotif (amour et haine etc.) ; le deuxième, à hauteur du nombril,
qui gouverne nos mouvements de domination, de possession, de conquête, nos
ambitions etc., et un troisième, le vital inférieur, entre le nombril et le
sexe, à hauteur du plexus mésentérique, qui commande les vibrations les plus
basses : jalousie, envie, désir, convoitise, colère.
4)
Le Physique et le Subconscient, avec un centre à la base de la colonne
vertébrale, qui régit notre être physique et le sexe; ce centre nous ouvre
aussi, plus bas, aux régions subconscientes. Généralement, dans l'homme
"normal", ces centres sont endormis ou fermés, ou ne laissent filtrer
que le tout petit courant nécessaire à sa mince existence; il est réellement
muré en lui-même et ne communique qu'indirectement avec le monde extérieur,
dans un cercle très restreint; en fait, il ne voit pas les autres ou les
choses, il voit lui-même dans les autres, lui-même dans les choses et partout;
il n'en sort pas.
Avec
le yoga, ces centres s'ouvrent. Ils peuvent s'ouvrir de deux manières, de bas
en haut ou de haut en bas, suivant que l'on pratique les méthodes yogiques et
spirituelles traditionnelles ou le yoga de Sri Aurobindo. A force de
concentrations, exercices, on peut un jour, nous l'avons dit, sentir une Force
ascendante qui s'éveille à la base de la colonne vertébrale et monte de niveau
en niveau jusqu'au sommet du crâne avec un mouvement onduleux, tout à fait
comme un serpent; à chaque niveau, cette Force perce (assez violemment)
le centre correspondant, qui s'ouvre, et en même temps nous ouvre à toutes les
vibrations ou énergies universelles qui correspondent à la fréquence de ce
centre particulier. Avec le yoga de Sri Aurobindo, la Force descendante ouvre
très lentement, doucement, ces mêmes centres, de haut en bas. Souvent même, les
centres du bas ne s'ouvrent tout à fait que longtemps après. Ce processus a son
avantage si l'on comprend que chaque centre correspond à un mode de conscience
ou d'énergie universel; si, du premier coup, nous ouvrons les centres du
bas, vitaux et subconscients, nous risquons d'être submergés, non plus par nos
petites histoires personnelles, mais par des torrents de boue universels; nous
sommes automatiquement branchés sur la Confusion et la Boue du monde. C'est
pourquoi, d'ailleurs, les yogas traditionnels exigent absolument la présence
d'un Maître protecteur. Avec la Force descendante, cet écueil est évité et nous
n'affrontons les centres du bas qu'après avoir déjà solidement établi notre
être dans la lumière d'en haut, supraconsciente. Dès lors, une fois en
possession de ses centres, le chercheur commence à connaître les êtres, les
choses, le monde et lui-même dans leur réalité, tels qu'ils sont, car ce ne
sont plus des signes extérieurs qu'il attrape, plus des mots douteux, plus des
gestes, plus toute cette mimique d'emmuré, ni le visage fermé des choses, mais
la vibration pure qui est à chaque étage, en chaque chose, chaque être, et que
rien ne peut maquiller. Mais notre première découverte est nous-même. Si nous
suivons un processus analogue à celui que nous avons décrit pour le silence
mental et que nous restions parfaitement transparent, nous nous apercevrons que
non seulement les vibrations mentales viennent du dehors avant d'entrer dans
nos centres, mais que tout vient du dehors : vibrations
de
désir, vibrations de joie, vibrations de volonté etc... Et que notre être est
comme un poste récepteur, du haut en bas : Vraiment, nous ne pensons pas,
nous ne voulons pas, nous n'agissons pas, mais la pensée arrive en
nous, la volonté arrive en nous, l'impulsion et l'action arrivent en
nous.8 Si nous disons "je pense donc je suis" ou je sens donc je
suis, ou je veux donc je suis, nous sommes un peu comme l'enfant qui s'imagine
que le speaker ou l'orchestre sont cachés dans la boîte à musique et que la
radio est un organe pensant. Parce que tous ces je ne sont pas nous, ou à nous,
et que leur musique est universelle.
*
Ce centre, appelé "lotus aux mille pétales" pour symboliser la
richesse lumineuse que l'on perçoit lorsqu'il s'ouvre, se situerait, selon la
tradition indienne,au sommet du crâne. D'après Sri Aurobindo, et l'expérience
de beaucoup d'autres, ce que l'on perçoit au sommet de la tête n'est pas le
centre même, mais la réflexion lumineuse d'une source solaire qui est au-dessus
de la tête.
Le
canal au centre et les deux canaux qui s'entrecroisent de part et d'autre
correspondent au canal médullaire et, probablement, au système sympathique; ils
représentent les voies de circulation de la Force ascendante (koundalini)
lorsqu'elle s'éveille dans le centre du bas et s'élève de centre en
centre," comme un serpent ", pour éclore au sommet dans le
Supraconscient (tel serait aussi, semble-t-il, la signification de l'uraeus ou
naja égyptien que l'on trouve dressé sur la couronne des pharaons avec l'orbe
solaire, du quetzalcoatl mexicain ou serpent ailé, (peut-être également des
serpents nagas qui surplombent la tète du Bouddha, etc.). Les caractéristiques
de ces centres n'intéressent guère que le voyant; nous reviendrons plus tard
sur certains détails qui nous intéressent tous. On trouvera une étude
détaillée de la question dans le remarquable ouvrage de Sir John
Woodroffe (Arthur Avalon) The Serpent Power (Ganesh & Co. Madras,
1913).
SATPREM
SRI AUROBINDO OU L'AVENTURE DE LA CONSCIENCE
[...]
Sri Aurobindo a
dit ou laissé entendre souvent qu'écrire, pour lui, était une sorte de
concession qu'il faisait au monde mental, mais qu'il aurait pu fort bien se
passer d'écrire et qu'en fait, sa vraie Action se passait dans le silence. Sri
Aurobindo n'était pas un écrivain, c'était un ferment évolutif, une formidable
Force de propulsion, comme la Mère. Alors, on peut se dire que ses livres, même
s'ils sont mal compris, ou incompris, servent de véhicule à cette Force, et
qu'il faut «y aller», publier malgré tout, jusqu'au jour où cette fameuse fente
mentale s'ouvrira, et les gens ouvriront la bouche. L'Œuvre s'accomplit en
dépit des incompréhensions mentales, et même en dépit des «compréhensions»
mentales! C'est seulement dommage que les gens ne voient pas la beauté du Jeu
et n'y participent pas consciemment.
Satprem, L'Agenda
de Mère 09 avril 1969