Giambattista Vico (1668 – 1744)
DE L’ANTIQUE
SAGESSE DE L’ITALIE RETROUVÉE DANS LES ORIGINES DE LA LANGUE LATINE.
CHAPITRE II Des genres ou des idées, ("verum et æquum")
Nous avons vu les avantages des
formes ; passons maintenant aux inconvénients des universaux.
Parler en termes très généraux,
c’est le propre des enfants ou des barbares. Dans la jurisprudence c’est en
suivant le droit positif même, c’est-à-dire l’autorité des règles, que l’on commet
le plus d’erreurs. Dans la médecine, ceux qui vont droit en avant, en procédant
par thèses, ont plus de souci de leur système que de leurs malades. Dans la
pratique de la vie, en combien de fautes ne tombent pas ceux qui se font un
système arrêté ? Notre langue a emprunté l’expression grecque pour
désigner ces hommes : thematici. Toutes les erreurs en philosophie
viennent de l’homonymie, ou, selon le terme vulgaire, de l’équivoque ; des
équivoques, ce sont des noms communs à plusieurs choses ; mais sans le
genre il n’y aurait pas d’équivoques : car les hommes ont une aversion
naturelle pour l’homonymie. Dites à un enfant d’appeler Titius sans vous
expliquer davantage, quoiqu’il y ait deux personnages de ce nom ; l’enfant
par l’instinct de la nature qui cherche le particulier, demandera
aussitôt : Lequel des deux Titius voulez-vous que j’appelle ? Aussi
je ne sais en vérité si les genres n’ont pas été cause d’autant d’erreurs pour
les philosophes que les sens l’ont été pour le vulgaire d’opinions fausses et
de préjugés. Les genres, comme nous l’avons dit, confondent les formes, ou,
comme on dit, rendent les idées confuses autant que les préjugés les
obscurcissent. Toutes les disputes des écoles en philosophie, en médecine, en
jurisprudence, toutes les contestations et les querelles dans la vie pratique,
tout cela est sorti des genres, parce que des genres dérivent les équivoques
qui sont, comme on dit, ab errore. En physique, ce sont les noms
génériques de matière et de forme ; en jurisprudence, le mot juste,
avec sa largeur et son extension indéfinie ; en médecine, les termes le sain
et le corrompu, dont le sens a trop d’extension ; dans la vie
pratique, le mot utile, qui n’est pas défini. C’était aussi le sentiment
des anciens philosophes de l’Italie ; on en retrouve la trace dans la
langue latine : certum a deux sens, ce qui est prouvé et indubitable,
et celui de propre, qui s’oppose à commun, de manière à faire
entendre que le particulier est certain, et le général douteux. Pour eux vérité
et équité, verum et æquum, étaient synonymes. En effet l’équité
se fait voir dans les circonstances spéciales du fait, comme la justice dans le
genre même ; d’où l’on voit que ce qui est exclusivement général est faux,
et que le vrai c’est la dernière, la plus spécifique détermination des choses.
Les genres comme dénominations sont
infinis ; or l’homme n’est ni rien ni tout ; il ne peut donc penser
au néant que par négation du réel, et à l’infini que par négation du fini.
Mais, dira-t-on, tout triangle a la somme de ses angles égale à deux angles
droits ; n’est-ce pas là une vérité infinie ? Sans doute, mais elle
ne l’est pas pour moi ; si elle l’est, c’est en ce sens que j’ai dans
l’esprit la forme d’un triangle auquel je reconnais cette propriété, et que
cette forme me sert d’archétype pour toutes les autres. Que si l’on prétend que
c’est là un genre infini, parce qu’à cet archétype de triangle se peuvent
assimiler un nombre indéfini de triangles, je le veux bien, je leur
abandonnerai volontiers le mot pourvu qu’ils m’accordent la chose. Mais c’est
mal s’exprimer que de dire qu’une toise est infinie, parce qu’on peut s’en
servir pour mesurer toutes les étendues.