Giambattista Vico (1668 – 1744)
DE L’ANTIQUE
SAGESSE DE L’ITALIE RETROUVÉE DANS LES ORIGINES DE LA LANGUE LATINE.
CHAPITRE II
Des genres ou des idées.
Lorsque les Latins disent genus, ils entendent
forme ; lorsqu’ils disent species, ils y attachent deux sens, celui
d’individu, comme dit l’École, et celui d’apparence, apparenza.
Quant aux genres, tous les philosophes pensent qu’ils sont infinis. Les anciens
philosophes de l’Italie ont nécessairement dû croire que les genres sont des
formes infinies, non pas en grandeur, mais en perfection, et que, comme
infinis, ils ne résident qu’en Dieu ; mais que les espèces, ou choses
particulières, sont des images de ces formes. Et si pour l’ancienne philosophie
italique le vrai était la même chose que le fait, les genres ne devaient pas
être pour elle les universaux de l’École, mais les formes mêmes. J’entends les
formes métaphysiques, qui diffèrent autant des formes physiques que les formes
plastiques diffèrent des formes séminales. La forme plastique, tandis qu’on
forme quelque chose à son image, reste la même, et est toujours plus parfaite
que ce qui est formé ; mais la forme séminale, en se développant chaque
jour, change et se perfectionne ; en sorte que les formes physiques et
séminales sont formées sur les formes métaphysiques et plastiques.
Qu’on doive
considérer les genres comme infinis, non pas en étendue, mais en perfection,
c’est ce qui ressort de la comparaison de ces deux sortes de genres. La
géométrie, que l’on enseigne par une méthode synthétique, c’est-à-dire par des
formes, est parfaitement certaine dans ses opérations et dans ses
résultats : partant des propositions les plus simples pour s’avancer à
l’infini sur la foi de ses axiomes, elle enseigne la manière de combiner les
éléments dont se forme le vrai qu’elle démontre ; et si elle enseigne la
manière de combiner les éléments, c’est que l’homme a en lui-même les éléments
qu’elle enseigne. L’analyse, au contraire de la géométrie, quoiqu’elle donne un
résultat certain, est cependant incertaine dans ses opérations, parce qu’elle
part de l’infini, et descend de là aux choses les plus simples ; or, dans
l’infini il n’est rien qu’on ne puisse trouver ; mais par quelle voie
trouve-t-on, c’est ce qu’on ignore. Les arts qui enseignent le genre, ou la
manière selon laquelle les choses se font, comme la peinture, la sculpture, la
plastique, l’architecture, arrivent avec plus de certitude à leur fin que ceux
qui n’enseignent pas ce genre et cette manière, comme sont tous les arts qui procèdent
par conjecture, rhétorique, politique, médecine, etc. Les premiers enseignent
leur méthode de création, parce qu’ils ont pour objet des prototypes que
l’esprit humain contient en soi ; les seconds ne l’enseignent pas, parce
que l’homme n’a pas en lui la forme des choses qu’il n’atteint que par
conjecture. Et comme les formes sont indivisibles [1],
il s’ensuit que plus les sciences ou les arts s’élèvent au-dessus des genres
[2],
plus ils confondent les formes, et que plus ils s’enflent et se font
magnifiques, moins ils sont utiles. Voilà pourquoi la physique d’Aristote est
aujourd’hui en mauvais renom comme trop générale, aujourd’hui que la
physique tire de l’emploi du feu et des machines tant d’effets semblables aux
ouvrages particuliers de la nature. De même, on ne considère pas comme
jurisconsulte celui qui garde fidèlement dans sa mémoire le droit positif, ou
l’ensemble et la généralité des règles, mais celui qui discerne dans les
causes, avec un jugement pénétrant, les circonstances spéciales des faits, les
cas d’exception où doit intervenir l’équité. Les meilleurs orateurs ne sont pas
ceux qui divaguent à travers les lieux communs ; ce sont, au jugement de
Cicéron, et pour me servir de ses termes, ceux qui hærent in propriis.