PRÉFACE
Tandis que je méditais les origines de la langue latine, j’en
observai de si savantes dans un grand nombre d’expressions, qu’elles ne
semblaient pas être le résultat de l’usage vulgaire, mais le signe de
quelque doctrine intime et mystérieuse. Et certes, il est naturel,
qu’une langue soit riche en locutions philosophiques, si la philosophie
est en honneur chez la nation qui la parle. Je pourrais rappeler
moi-même, que de notre temps, lorsque la philosophie d’Aristote et la
médecine de Galien étaient à la mode, les hommes les moins lettrés
n’avaient à la bouche qu’horreur du vide, antipathies et sympathies naturelles, les quatre humeurs et leurs qualités,
et cent expressions de cette espèce ; puis, lorsque prévalut la
physique moderne et que la médecine fut traitée comme un art empirique, on n’entendait parler que de circulation du sang, de coagulation, de drogues utiles et nuisibles, de pression atmosphérique, etc. Avant l’empereur Adrien, les mots d’ens, être, essentia, essence, substantia, substance, accidens,
accident, étaient inusités chez les Latins, parce qu’on ne connaissait
pas la métaphysique d’Aristote. Depuis cette époque, elle attira
l’attention des savants, et ces termes devinrent vulgaires. Ainsi, ayant
remarqué que la langue latine abondait en locutions philosophiques, et,
que d’un autre côté, l’histoire nous atteste que les anciens Romains,
jusqu’au temps de Pyrrhus, ne songèrent qu’à l’agriculture et à la
guerre, j’en induisais qu’ils avaient reçu ces termes de quelque autre
nation éclairée, et qu’ils s’en servaient à l’aveugle. De ces nations
éclairées dont ils auraient pu les recevoir, je n’en trouvais que deux,
les Ioniens et les Étrusques. Quant à la science ionienne, il est
inutile d’en parler longuement ; l’on sait de quel éclat brilla l’école
Italique. La science des Étrusques est attestée par leur profonde
connaissance des cérémonies religieuses. Car la culture de la théologie
civile annonce toujours la culture de la théologie naturelle ; les rites
sont toujours plus augustes là où l’on a conçu les idées les plus
justes de la divinité ; ainsi c’est dans le christianisme que les
cérémonies sont le plus saintes, parce que c’est là qu’on trouve la
doctrine la plus pure sur la nature de Dieu. L’architecture des
Étrusques, la plus simple que l’on connaisse, fournit une preuve très
forte qu’ils devancèrent les Grecs dans la géométrie. Qu’une bonne et
grande partie de la langue ionienne ait été importée chez les Latins,
c’est ce dont témoignent les étymologies ; il
est constant que les Romains reçurent de l’Étrurie les cérémonies du
culte des dieux, et en même temps les formules sacrées et les paroles
pontificales. Je crois donc pouvoir conclure avec assurance que c’est
chez ces deux nations qu’il faut chercher l’origine des expressions
philosophiques des Latins ; et j’ai résolu de retrouver, dans les
origines de la langue latine, la sagesse antique de l’Italie : travail
que personne, autant que je sache, n’a encore entrepris, mais qui mérite
peut-être d’avoir provoqué le regret de Bacon. Platon, dans le Cratyle, essaya de retrouver, par la même voie, la sagesse antique des Grecs. Ainsi ce qu’ont fait Varron dans ses Origines ; Jules Scaliger, dans son Traité des causes de la langue latine ; François Sanctius, dans la Minerve,
et Gaspard Scioppius, dans les notes qu’il y a jointes ; tout cela est
très différent de notre entreprise. Ces savants se sont proposé de tirer
de la philosophie dans laquelle ils étaient très versés, une
explication des causes de la langue et de tout l’ensemble de son
système : mais nous, sans nous assujettir aux opinions d’aucune école,
nous rechercherons dans les origines mêmes des mots quelle a été la
philosophie de l’Italie antique.
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