Giambattista Vico (1668 – 1744)
DE L’ANTIQUE
SAGESSE DE L’ITALIE
RETROUVÉE DANS LES ORIGINES DE LA LANGUE LATINE.
RETROUVÉE DANS LES ORIGINES DE LA LANGUE LATINE.
§. De la faculté certaine du savoir
— mgenium ( du génie)
Le divorce de l'invention et du
jugement chez les Grecs n'est venu que du défaut de réflexion sur la faculté
propre de savoir. Cette faculté est Vingenium, par lequel l'homme a la capacité
de contempler et de faire des objets semblables à ceux de sa contemplation. La
première faculté qui se montre chez les enfants où la nature est plus entière
et moins altérée par la persuasion ou le préjugé, c'est celle de faire le
semblable ; ils appellent tous les hommes pères et toutes les femmes
mères, et se plaisent à imiter :
difîcare
casas, plaustello adjungere mures, Ludere par impar, equitare in arundine
longa.
Or c'est la similitude des mœurs qui
engendre chez les nations le sens commun. Et ceux qui ont écrit sur les
inventeurs, nous apprennent que tous les arts et toutes les commodités dont le
travail a enrichi le genre humain ont été trouvés ou par hasard, ou par quelque
similitude qu'indiquaient les animaux, ou qu'imaginait l'industrie des hommes.
— Tout ce que nous venons de dire, la philosophie italique le connaissait, la
langue nous l'atteste ; ce qu'on appelle dans l'École moyen terme, ils
l'appelaient argumen ou argumentum. Argumen vient de la même racine qu argutum
ou acuminatum. Or ceux-là sont arguti qui démêlent dans des choses très
diverses quelque rapport commun par lequel elles s'unissent; ils franchissent
ce qui se trouve sous leurs pas, et vont chercher au loin des relations qui
conviennent à leur sujet, ce qui est une preuve Vingenium., et s'appelle
acumen. Il faut donc de Vingenium. pour inventer, puisqu'en général trouver des
choses nouvelles, c'est l'œuvre et l'opération du seul mgenium, du génie. —
Ainsi on peut conjecturer que les anciens philosophes de l'Italie faisaient peu
du cas du syllogisme et du sorite, et se servaient dans leurs recherches de
l'induction par analogie. C'est ce que confirme l'histoire; car la plus
ancienne dialectique était l'induction et la comparaison des semblables, dont
Socrate fut le dernier à faire usage ; Aristote adopta ensuite le
syllogisme, et Zenon le sorite. Celui qui se sert du syllogisme ne réunit pas
des choses diverses, il tire plutôt une espèce subordonnée à un genre du sein
même de ce genre ; celui qui emploie le sorite, rapproche les causes des
causes en liant chacune à celle qui lui est la plus prochaine ; se servir
de l'une ou de l'autre de ces deux méthodes, ce n'est pas unir deux lignes en
un angle plus petit qu'un droit, ce n'est que prolonger une seule
ligne ; c'est plutôt de la subtilité que de Vacuité; remarquons cependant
que l'emploi du sorite est aussi supérieur en subtilité à celui du syllogisme,
que les genres sont grossiers en comparaison des causes particulières.
Au sorite des stoïciens répond la
méthode géométrique de Descartes; méthode utile en géométrie, où l'on peut définir
des noms et poser des postulats comme possibles; mais dès qu'elle sort des
trois dimensions et des nombres, elle ne peut guère servir à faire des
découvertes, mais seulement à mettre en ordre ce qu'on a découvert. Votre
exemple, docte Paolo, me confirmerait dans ce sentiment. Car pourquoi tant
d'autres sont-ils si experts dans cette méthode, et ne peuvent-ils trouver les
belles pensées auxquelles vous arrivez ? Vous, c'est dans un âge avancé
que vous avez pénétré dans ce que les lettres ont de plus intime; votre vie
s'était passée dans des procès relatifs à la grande fortune que vous
disputaient des princes et des hommes puissants de votre famille. Vous
remplissez tout office libéral dans un siècle où la vie en est accablée, vous
satisfaites à tout et le jour et souvent bien avant dans la nuit ; et vous
avez bientôt fait autant de progrès dans ces études, qu'un autre en aurait fait
qui s'y serait toujours tenu renfermé. Et que votre modestie ne rapporte pas à
la méthode ce qui est le don de votre divin génie.
Concluons que ce n'est point la
méthode géométrique qu'il faut introduire dans la physique, mais la
démonstration elle-même. Les grands géomètres ont appliqué à la considération
des principes physiques les principes mathématiques, comme parmi les anciens
Pythagore et Platon, et parmi les modernes Galilée.
Ainsi on peut expliquer des
phénomènes particuliers de la nature par des expériences particulières qui
soient des opérations particulières de géométrie. C'est à quoi se sont
appliqués dans notre Italie le grand Galilée et d'autres illustres physiciens,
qui, avant qu'on introduisît la méthode géométrique dans la physique,
expliquèrent de cette manière d'innombrables et très importants phénomènes de
la nature» C'est là ce qui préoccupe uniquement les Anglais; aussi
défendent-ils d'enseigner publiquement la physique par la méthode
géométrique ; et c'est ainsi qu'on peut faire avancer la physique. J'ai
indiqué dans ma Dissertation sur les études de notre temps, comment on peut
obvier par la culture du génie naturel aux inconvénients de la physique ;
ce qui a peut-être fort étonné les gens préoccupés de la méthode. Car la
méthode entrave le génie en se proposant pour but la facilité; elle assure la
vérité, mais elle tue la curiosité. La géométrie n'aiguise pas le génie
lorsqu'on enseigne selon la méthode, mais lorsque la force du génie lui fait
traverser des régions tout autres, toutes différentes, montueuses, inégales.
Aussi j'exprimais les désirs qu'on l'enseignât par la synthèse et non par
l'analyse, afin qu'on démontrât en construisant, c'est- à-dire qu'au lieu de
trouver le vrai, nous le fissions. Car trouver c'est du hasard, faire c'est de
l'industrie; aussi voulais-je qu'on enseignât cette science non par nombres et
espèces, mais par figures, afin que si l'esprit recevait moins de culture de
cet enseignement, du moins l'imagination s'affermît; l'imagination est l'œil du
génie naturel, comme le jugement est l'œil de l'intelligence. Et les cartésiens
qui ne sont cartésiens, comme vous le dites très bien, Paolo, que selon la
lettre et non selon l'esprit, pourraient remarquer qu'ils professent en réalité
ce que nous venons d'avancer, bien qu'ils le nient de bouche ; car à
l'exception de ce premier vrai qu'ils demandent à la conscience (je pense ,
donc je suis), ils empruntent uniquement les vérités qui leur servent de règle
pour le reste à l’arithmétique et à la géométrie, c’est-à-dire au vrai que nous
faisons ; ils répètent sans cesse : « Que le vrai soit comme ces
propositions, trois et quatre font sept, la somme de deux côtés d’un
triangle est toujours plus grande que la troisième ; » c’est-à
dire qu’il faut voir la physique du point de vue géométrique ; or, cet
axiome ne revient-il pas à celui-ci : « La physique sera vraie
pour moi, quand je l’aurai faite ; de même que la géométrie est vraie pour
les hommes, parce qu’ils la font ? »