Giambattista Vico (1668 – 1744)
CHAPITRE VI
Du mens.
Du mens.
Mens est pour les Latins ce qu’est pour
nous pensiere ; et ils disaient que le mens est donné
aux hommes, dari, indi, immitti. Il faut donc que ceux qui ont imaginé
ces locutions, aient cru que les idées sont créées et éveillées par Dieu dans
l’animus des hommes ; c’est pour cela qu’ils disaient animi
mens, et qu’ils rapportaient à Dieu notre libre arbitre et notre empire sur
les mouvements de l’âme, d’où cet adage : Chacun a pour dieu son plaisir, libido
est suus cuique deus. Ce dieu propre à chaque homme, semblerait être l’intelligence
active des aristotéliciens, le sens éthéré des stoïciens, et le démon
socratique. C’est ce qui a fourni le sujet de beaucoup de discussions très
ingénieuses aux plus subtils métaphysiciens de ce siècle. Mais si Malebranche,
cet esprit si pénétrant, tient cette doctrine pour bonne, je m’étonne qu’il
s’accorde avec Descartes sur la vérité première : Je pense, donc je
suis ; puisque d’après ce dogme, que Dieu crée les idées en moi, il
devrait plutôt dire : Quelque chose pense en moi ; donc ce quelque
chose est ; or, dans la pensée je ne reconnais aucune idée de corps ;
donc ce qui pense en moi est le plus pur esprit, c’est-à-dire Dieu. Ou
peut-être l’âme est faite de telle sorte qu’une fois parvenue en partant de
l’indubitable à la connaissance de Dieu, très bon, très grand, elle reconnaît
pour faux cela même qu’elle avait cru hors de doute. Par suite, et en général,
toutes les idées sur les créatures seraient comme fausses relativement à l’idée
de l’Être suprême ; parce qu’elles ont pour objets des choses qui,
comparées à Dieu, ne semblent plus fondées sur le vrai, tandis que Dieu seul
est l’objet d’une idée vraie, étant seul selon le vrai. En sorte que
Malebranche, s’il eût voulu être conséquent dans sa doctrine, aurait dû
enseigner que l’esprit humain (mens) reçoit de Dieu non seulement la
connaissance du corps auquel cet esprit est lié, mais la connaissance de
soi-même ; en sorte qu’il ne se pourrait connaître lui-même, s’il ne se
connaissait en Dieu. En effet l’esprit se manifeste en pensant ; or, Dieu
pense en moi ; donc je connais en Dieu mon propre esprit. Telle devrait
être la doctrine de Malebranche pour être conséquente à elle-même. Pour nous,
ce que nous admettons, c’est que Dieu est le premier auteur de tous les
mouvements, soit des corps, soit des âmes.
Mais voici les syrtes et les
écueils. Comment Dieu peut-il être le moteur de l’âme humaine ? Tant de
choses mauvaises, tant de turpitudes, tant de faussetés, tant de vices !
Comment accorder en Dieu la science souverainement vraie et absolue, et dans
l’homme le libre choix de ses actes ? Nous savons avec certitude que Dieu
a la toute-puissance, l’omniscience, la bonté suprême ; pour lui, penser
est le vrai, vouloir est le bien ; sa pensée est parfaitement simple et
toujours présente ; sa volonté, stable et irrésistible. Bien plus, comme
nous l’enseigne la sainte Écriture, nul de nous ne peut aller au Père, si le
Père ne l’y traîne. Et comment sommes-nous traînés, si c’est
volontairement ? Écoutons saint Augustin. « Nous voulons être
entraînés, nous le voulons de grand cœur ; c’est par le plaisir qu’il
entraîne. » Quoi de mieux en harmonie et avec la volonté divine, toujours
conséquente à elle-même, et avec la liberté de l’homme ? C’est ce qui fait
que dans nos erreurs mêmes nous ne perdons pas Dieu de vue, car ce qui nous
attire dans le faux, c’est l’apparence du vrai, et dans le mal le semblant du
bien. Nous ne voyons que du fini, nous nous sentons finis ; mais c’est à
l’infini que nous pensons. Il nous semble voir que le mouvement est produit par
les corps, et transmis par les corps jusqu’à nous ; mais ces productions
mêmes et ces communications de mouvement nous montrent et nous prouvent que
c’est Dieu, et Dieu esprit qui est l’auteur du mouvement. Nous voyons droit le
tortu, un le multiple, identique le différent, immobile le mobile ; mais
comme ni le droit, ni l’un, ni l’identique, ni l’immobile ne sont dans la
nature, se tromper en tout cela, c’est par défaut d’attention, par illusion sur
les créatures, contempler sans le savoir dans des copies imparfaites le Dieu
très bon, très grand. — Ainsi, la métaphysique traite du vrai indubitable,
parce qu’elle a pour objet ce dont on est toujours certain, même lorsqu’on
doute, qu’on se trompe ou qu’on est trompé.