Après de telles considérations, on ne s'étonnera pas du fait que je parle des philosophes préplatoniciens comme d'une société cohérente, et que j'aie l'intention de leur consacrer entièrement cet ouvrage. Platon représente le début de quelque chose de tout à fait nouveau ; ou, comme il est tout aussi juste de le dire, depuis Platon, il manque aux philosophes quelque chose d'essentiel lorsqu'on les compare à cette République des génies qui va de Thalès à Socrate. Si l'on veut être malveillant à l'égard de ces vieux maîtres, on peut dire d'eux qu'ils sont bornés, et de leurs épigones, Platon en tête, qu'ils sont plus complexes. Il serait plus juste et plus impartial de voir dans ces derniers des philosophes hybrides et dans les premiers les types purs. Platon lui-même fait figure de premier grand hybride, et cela est inscrit aussi bien dans sa personnalité que dans sa philosophie. Sa doctrine des Idées rassemble des éléments socratiques, pythagoriciens et héraclitéens ; c'est pourquoi il ne représente pas un type pur. Et même jusque dans sa personnalité se mêlent les traits caractéristiques de la distance et de la sérénité royales d'Héraclite, de la compassion mélancolique du législateur Pythagore, et de la dialectique de Socrate, le connaisseur d'âmes. Tous les philosophes ultérieurs sont des hybrides comme lui ; et lorsque apparaît parmi eux quelque caractère taillé d'un seul bloc, comme les Cyniques, il ne s'agit pas d'un type, mais d'une caricature. Mais il importe bien davantage qu'ils soient des fondateurs de sectes, et que les sectes qu'ils ont créées aient été dans leur ensemble des foyers d'opposition à la civilisation grecque et à l'unité de style qu'elle avait conservée jusque-là. Ils cherchent à leur manière une rédemption mais seulement pour quelques individualités ou tout au plus pour quelques groupes proches d'amis et de disciples. L'activité des philosophes plus anciens, même s'ils n'en étaient pas conscients, débouche sur un salut commun et une purification générale; le cours puissant de la civilisation grecque ne doit pas être interrompu et de terribles dangers doivent être écartés de sa route : le philosophe protège et défend sa patrie. Or, désormais, depuis Platon, le philosophe est en exil et conspire contre sa patrie.
Friedrich Nietzsche
La philosophie à l'époque tragique des Grecs , 2.