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01/01/2022

Héraclite dans la nuit mystique





     Héraclite d'Éphèse a surgi au sein de cette nuit mystique qui enveloppait le problème du devenir chez Anaximandre, et l'illumine d'un éclair divin. « Je contemple le devenir, s'écrie-t-il, et personne n'a scruté si attentivement ce ressac et ce rythme éternels des choses. Et qu'ai-je vu? Des processus réglés, des certitudes infaillibles, les voies toujours identiques de la justice, le jugement des Erinyes derrière chaque infraction aux lois, le monde entier comme le spectacle d'une justice souveraine et de forces naturelles présentes en tous lieux comme des démons dont elles disposent. Ce n'est pas le châtiment de ce qui est devenu, mais la justification du devenir que j'ai observée. Quand le crime et le reniement se sont-ils manifestés sous des formes inviolables et dans les lois pieusement révérées? Où règne l'iniquité apparaissent alors l'arbitraire, le désordre, le dérèglement, la contradiction; mais ce monde où seules la loi et Dikè, fille de Zeus, règnent, comment pourrait-il être la sphère de la culpabilité, de l'expiation, de la condamnation, et en quelque sorte un lieu de supplice pour tous les damnés ? »

    Héraclite a tiré de cette intuition deux négations liées l'une à l'autre que seule la comparaison avec les thèses de son prédécesseur met en pleine lumière. Il a commencé par nier la dualité des deux mondes totalement différents qu'Anaximandre avait été contraint d'admettre. 11 n'a plus fait la distinction entre un monde physique et un monde métaphysique, entre un domaine des qualités définies et un domaine de l'indétermination indéfinissable. Puis, après ce premier pas, il n'a pu se défendre d'une audace encore bien plus grande dans la négation : il a nié l'être en général. Car ce monde unique qu'il a conservé — ce monde protégé par des lois éternelles et non écrites, animé par le flux et le reflux obéissants à la cadence d'un rythme d'airain — ne révèle en aucune manière une permanence, une indestructibilité, une digue barrant son cours. D'une voix plus forte qu'Anaximandre, Héraclite a dit : « Je ne vois rien que le devenir. Ne vous laissez pas tromper! C'est un effet de votre courte vue et non pas de l'essence des choses, si vous croyez apercevoir en quelque endroit une terre ferme sur la mer du devenir et du périssable. Vous employez les noms des choses comme si elles avaient une durée fixe, mais même le fleuve, où pour la deuxième fois vous descendez, n'est plus le même que la première fois. »

    Héraclite est souverainement doué d'une capacité extraordinaire de représentation intuitive, tandis qu'il se montre froid, insensible et même haineux à l'égard de cet autre mode de représentation qui procède par concepts et combinaisons logiques, autrement dit à l'égard de la raison, et qu'il semble éprouver un certain plaisir à la contredire par une vérité qu'il doit à l'intuition. Et c'est ce qu'il fait dans des formules comme « toute chose, en tout temps, recèle en elle-même son contraire  », avec tant d'insolence qu'Aristote l'accuse du crime suprême devant le tribunal de la raison, l'accuse d'avoir péché contre le principe de contradiction 3. Mais la représentation intuitive renferme deux choses différentes : le monde présent tout d'abord, coloré et changeant, qui se précipite à notre rencontre à travers toutes nos expériences; ensuite les conditions de possibilité a priori de toute expérience du monde, le temps et l'espace. Car ces derniers peuvent être perçus indépendamment de toute expérience, quand bien même leur contenu serait indéterminé, et par l'intuition, comme de purs en soi, c'est-à-dire qu'on peut les appréhender immédiatement. Lorsque Héraclite considère alors sous cet angle le temps détaché de toute expérience, il possède là le chiffre le plus riche d'enseignements qui donne la clef de tout ce qui ressortit en général au domaine de la représentation intuitive. La manière dont il a conçu le temps est aussi celle de Schopenhauer par exemple, dans la mesure où, répétant Héraclite, il dit à propos du temps que chacun de ses instants n'a lieu qu'en détruisant l'instant précédent, son père, pour être à son tour lui-même détruit tout aussi vite, et que le passé et l'avenir sont aussi peu de chose que n'importe quel rêve, qu'enfin le présent n'est que la frontière inconsistante et sans étendue qui les sépare. Mais Schopenhauer pense également qu'il en est du temps comme de l'espace, et de l'espace comme de tout ce qui est simultanément dans le temps et l'espace : tout cela il a qu'une existence relative et qui n'a lieu qu'à travers et pour l'existence d'une autre chose qui a le même statut, c'est-à-dire une chose à son tour ne possède pas plus de consistance. C'est par une vérité tout à fait immédiate, accessible à l'intuition de tout le monde, ce qui précisément la rend très difficile à atteindre par la voie des concepts et de la raison. Si l'on garde cette vérité présente à l'esprit, il nous faut également aller plus loin et en tirer aussitôt la conséquence qu'en tire Héraclite : affirmer que l'essence de la réalité n'est tout entière qu'activité, et qu'il n'y a pour elle aucune autre modalité d'être, comme précisément Schopenhauer l'a exposé (dans Le Monde comme volonté et comme représentation, t. I, livre I, 4) : « C'est seulement parce qu'elle est active qu'elle remplit l'espace et le temps ; et c'est son action sur  objet immédiat, matériel lui-même, qui engendre la perception sans laquelle il n'y a pas de matière; la connaissance de l'influence exercée par un objet matériel quelconque sur un autre n'est possible que si ce dernier agit à son tour sur l'objet immédiat autrement qu'il ne faisait tout d'abord; à cela se réduit tout ce que nous pouvons savoir. Être cause et effet, voilà donc l'essence même de la matière; son être consiste uniquement dans son activité. C'est donc avec une singulière précision qu'on désigne en allemand l'ensemble des choses matérielles par le mot Wirklichkeil , terme beaucoup plus expressif que celui de Realität. Ce sur quoi la matière agit c'est toujours encore de la matière; sa réalité et son essence consistent donc uniquement dans la modification produite régulièrement par une de ses parties sur une autre; mais c'est là une réalité toute relative; les rapports qui la constituent ne sont valables que dans les limites mêmes du monde matériel , absolument comme pour le temps et l'espace. »

    La représentation d'un devenir unique et éternel, de la totale inconsistance de tout le réel qui ne cesse d'agir, d'être en devenir et de n'être rien, comme l'enseigne Héraclite, est une représentation effroyable et stupéfiante. Elle est tout à fait analogue dans l'effet qu'elle produit à l'impression d'un homme qui, lors d'un tremblement de terre, perd confiance dans la terre ferme. C'est le fait d'une rigueur peu commune que de transformer cet effet en son contraire. Héraclite y est parvenu en observant le processus caractéristique de ce devenir et de ce déclin qu'il appréhende sous la forme de la polarité et comme la lutte dune force divisée en deux activités qualitativement distinctes et opposées qui tendent à se rejoindre. Sans cesse une qualité se dédouble et se divise en deux contraires qui sans cesse tendent à se réunir. L'opinion commune croit certes reconnaître quelque chose de fixe, d'achevé, de constant, alors qu'en réalité lumière et obscurité, amertume et douceur sont à chaque instant associées et reliées l'une à l'autre comme deux lutteurs dont tantôt l'un, tantôt l'autre prend l'avantage. Pour Héraclite, le miel est à la fois amer et doux, et le monde est lui-même une coupe à mélange qui doit être constamment agitée. Tout devenir naît de la lutte des contraires. Les qualités définies qui nous semblent durables n'expriment que la suprématie momentanée de l'un des combattants, mais la lutte n'en continue pas moins, le combat se poursuit éternellement. C'est en fonction de ce combat que tout ce qui se produit advient, et c'est précisément ce combat qui révèle la justice éternelle . C'est une conception admirable, puisée à la source la plus pure de la civilisation grecque, et pour laquelle la lutte est le règne perpétuel d'une justice cohérente et sévère, liée à des lois éternelles. Seul un Grec était en mesure d'inventer une telle conception pour en faire le fondement d'une cosmodicée. C'est la bonne Éris d'Hésiode érigée en principe universel, c'est la conception de la joute propre à l'homme grec et à la cité grecque. Cette conception prend sa source dans les gymnases et les palestres, dans les joutes artistiques, dans les luttes des partis Politiques et des cités, elle est portée au plus haut degré d'universalité, au point qu'elle est alors l'élément où se meut l'axe du monde. De même que tout homme grec lutte comme s'il était seul dans son bon droit, et comme si un critère d'arbitrage et de jugement indéfiniment certain déterminait à chaque instant de quel côté penche la victoire, de même les qualités luttent entre elles d'après des règles et des lois indestructibles, immanentes au combat. Les choses elles-mêmes à l'assurance et à la constance desquelles croit l'intelligence bornée de l'homme et de l'animal n'ont absolument aucune existence propre; elles ne sont que les éclairs et les étincelles qui jaillissent d'épées brandies, elles sont les dans les lueurs de la victoire dan la lutte des qualités qui s'opposent.

    Cette lutte propre à tout devenir, cette alternance éternelle de la victoire, Schopenhauer à son tour les a décrites (Le Monde comme volonté et comme représentation, t. I, livre II, 27): « La matière, dans sa permanence, doit perpétuellement changer de forme, attendu que les phénomènes mécaniques, physiques, chimiques et organiques, suivant le fil conducteur de la nécessité et pressés d'apparaître, se la disputent obstinément pour manifester chacun son idée. On peut suivre cette lutte à travers toute la nature : que dis-je, elle n'existe que par là. » Les pages qui suivent donnent une des plus remarquables illustrations de ce combat, à ceci près qu'au fond l'accent de ces descriptions reste toujours différent de celui d'Héraclite dans la mesure où, pour Schopenhauer, le combat est une preuve du dédoublement de soi du vouloir-vivre s, une manière de se dévorer soi-même de ce sombre et lourd instinct. C'est pour lui un phénomène tout à fait effrayant et qui n'est en rien une occasion de se réjouir. L'arène et l'enjeu de ce combat, c'est la matière que les forces naturelles, chacune de son côté, cherchent à s'arracher et ce sont aussi l'espace et le temps dont la synthèse opérée par la causalité constitue précisément la matière.

Friedrich Nietzsche, La philosophie à l'époque tragique des Grec, Héraclite d’Éphèse.

 

 

 

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