Pourquoi ce site?

Aperçu


Évolumière...

Évolution et Lumière, évolution dans la lumière et par la lumière!

La création de ce site part du constat que chaque chercheur sur le chemin de l'évolution spirituelle est un trouveur potentiel ou effectif, pouvant dans un partage sincère de ses expériences, accomplir des ouvertures pour d'autres consciences en développement... Lire la suite

23/01/2022

Héraclite et le devenir de l'essence des choses


Tandis que l'imagination d'Héraclite prenait la mesure de l'univers en perpétuel mouvement et de la « réalité avec le regard réjoui du spectateur qui assiste à la lutte d'innombrables couples à leur joute joyeuse sous la pro­tection d'arbitres sévères, il fut saisi d'un pressentiment bien plus profond : il lui fut impossible désormais de considérer les couples en lutte séparément de leurs arbi­tres; les juges semblaient eux-mêmes combattre et les combattants arbitrer leur lutte. Mais plus encore; comme il n'appréhendait au fond qu'une unique justice au règne éternel, il est allé jusqu'à s'écrier : Le combat au sein du multiple est lui-même la seule justice ! Et plus généralement : l'un est le multiple. Car que sont toutes ces qualités quant à leur essence? Sont-elles des divinités immortelles ? Sont-elles des essences séparées agissant dès le début et sans fin pour elles-mêmes ? Et si le monde que nous voyons ne connaît que devenir et déclin et ignore la permanence, ces qualités n'iront-elles pas sans aucun doute jusqu'à former un monde métaphysique d'un genre tout à fait différent, non pas certes ce monde de l'unité qu'Anaximandre cherchait derrière le voile flottant de la pluralité, mais un monde de pluralités éternelles essentielles ? Et pourtant, Héraclite ne s'est-il pas aventuré par quelque détour à découvrir à nouveau une articulation dualiste du monde, bien qu'il s'en défende violemment, avec d'un côté un Olympe d'innombrables divinités et démons immortels --c'est-à-dire une multitude de réalités — et de l'autre, un monde des hommes qui n'aperçoivent que le nuage de poussière du combat olympien et l'éclat des lances divines; autrement dit, qui ne voient qu'un devenir? Face aux qualités définies, Anaximandre avait précisément trouvé refuge au sein de l' « Indéfini » métaphysique. Dans la mesure où ces qualités connaissaient un devenir et une fin, il leur avait refusé l'existence véritable et infrangible. Mais ne semblerait-il pas dès lors que tout se passe nécessairement comme si le devenir n'était que la manifestation sensible d'un combat entre des qualités éternelles ? Ne serait-ce pas là en revenir à la faiblesse constitutive de la connaissance humaine que de parler de devenir... Alors qu'il n'y a peut-être même aucun devenir dans l'essence des choses, mais seulement une juxtaposition de multiples réalités authentiques, sans devenir et indes­tructibles?

Ce sont là des échappatoires et des voies trompeuses indignes d'Héraclite; il continue de crier : « L'un c'est le multiple ! » Les multiples qualités perceptibles ne sont ni des essences ni des fantasmes de nos sens (cette première hypothèse sera plus tard celle d'Anaxagore et Parménide reprendra à son compte la seconde), elles ne sont ni un être immobile et seul souverain, ni une apparence fugitive qui nous traverse l'esprit. La troisième hypothèse, la seule que retienne Héraclite, personne ne la devinera à l'aide d'un flair dialectique et en quelque sorte par un calcul; car ce qu'il a découvert là fait figure de rareté même dans le domaine de ce que la mystique a d'incroya­ble, et même parmi les métaphores cosmiques les plus inattendues.

Le monde est le jeu de Zeus, ou, en termes de physique, le jeu du feu avec lui-même; c'est seulement dans ce sens que l'un est en même temps le multiple.

Afin d'expliquer tout d'abord cette introduction du feu en tant que force constitutive du monde, je rappellerai de quelle manière Anaximandre avait poursuivi l'élaboration de la théorie de l'eau considérée comme origine des choses. En accordant pour l'essentiel sa confiance à Thalès, en consolidant et en élargissant les observations qu'il avait faites à ce propos, Anaximandre n'était pourtant pas près d'être convaincu qu'il n'y eût avant l'eau et en quelque sorte derrière l'eau aucun autre degré de qualité; lui semblait au contraire que l'humide se formait de lui-même à partir du froid et de la chaleur. La chaleur et le froid devaient donc être les stades préliminaires de l'eau et être des qualités encore plus originelles. Le devenir commence lorsqu'elles se séparent de l'être originel, de l' « Indéfini ». Héraclite, qui, en tant que physicien, se soumettait à l'autorité d'Anaximandre, interprète de son côté cette théorie de la chaleur pour en faire ? exhalaison, le souffle chaud, les vapeurs sèches, bref l'élément igné. Et il dira de ce feu ce qu'Anaximandre et Thalès avaient dit de l'eau : il parcourt sous d'innombrables formes changeantes les voies du devenir, mais d'abord sous les trois états principaux qui sont le chaud, l'humide et le solide. Car l'eau se transforme en partie en terre lorsqu'elle descend l'échelle des états, en partie en feu, lorsqu'elle remonte ces degrés; ou bien, selon l'expression d'Héraclite qui semble être plus exacte : de la mer ne s'élèvent que les vapeurs pures qui servent de nourriture au feu céleste des étoiles, de la terre seules les vapeurs sombres et nébuleuses dont se nourrit l'humide. Les vapeurs pures représentent l'état intermédiaire entre la mer et le feu, les vapeurs impures, la transition entre la terre et l'eau. Les deux voies de transformation du feu montent et descendent sans cesse, vont et viennent, parallèlement l'une à l'autre, du feu à l'eau, puis de l'eau à la terre, de la terre à nouveau à l'eau, de l'eau au feu. Tandis qu'Héraclite est un disciple d'Anaximandre pour les plus importantes de ces concep­tions, par exemple pour l'idée que le feu est entretenu par les évaporations, ou l'idée que se séparant de l'eau pro­viennent en partie de la terre et en partie du feu, il est par contre indépendant et contredit son mettre lorsqu'il exclut le froid du processus physique alors qu'Anaximandre en avait fait l'égal et l'élément correspondant de la chaleur pour faire surgir l'humide de ces deux éléments. Cette exclusion était en effet une nécessité aux yeux d'Héraclite, car si tout devait être feu, sa transformation sous quelque forme que ce soit ne donnerait rien qui soit son contraire absolu. Héraclite n'aura donc interprété ce qu'on appelle le froid que comme un degré de la chaleur et c'est sans difficulté qu'il a pu justifier cette interprétation. Mais il y a beaucoup plus important que cette déviation par rapport à la doctrine d'Anaximandre : il s'accorde en effet pour croire en effet à la répétition périodique d'une fin du monde et au surgissement toujours renouvelé d'un autre monde qui naîtrait de la combustion universelle après qu'elle a tout détruit. La période au cours de laquelle le monde se précipite au-devant de cette combustion universelle et de cette dissolution en feu pur, est définie par lui de façon tout à fait frappante comme un désir et un besoin ; et l'état de complète combustion par le feu comme l'état de satiété. Il nous reste encore à savoir comment il a compris et défini le nouvel instinct de création du monde, cet instinct qui se réveille, cet épanchement sous les espèces de la pluralité. Le proverbe grec nous vient en aide en nous livrant cette pensée que « la satiété engendre le crime (l'hybris)  ». En fait, on peut se demander un instant si Héraclite n'aurait pas fait dériver de l'hybris ce retour à la pluralité. Prenons cette idée au sérieux : sous sa lumière, le visage d'Héraclite nous apparaît se transformer, le fier éclat de ses yeux se ternit, un sillon de douloureux renoncement et d'impuissance se creuse sur ses traits. Nous semblons comprendre pourquoi l'Antiquité tardive l'a appelé le « philosophe larmoyant ». L'ensemble du processus universel ne fait-il pas désormais figure de châtiment de l'hybris? La pluralité n'est-elle pas le résultat d'un crime? La transformation du pur en impur, une conséquence de l'iniquité? La culpabilité n'est-elle pas dès lors installée au cœur des choses? Et le monde du devenir et des individus qui s'en trouve ainsi allégé n'est-il pas du même coup condamné à toujours en supporter de nouvelles conséquences ?

Friedrich Nietzsche, La philosophie à l'époque tragique des Grec, Héraclite d’Éphèse.

Aperçu