De l'antique Sagesse de l'Italie, chp. I
§ I.De l’origine et de la vérité des sciences.
Giambattista Vico [1668-1744]
De ces idées des anciens sages de
l’Italie touchant le vrai, et de la distinction qu’établit notre religion entre
le fait et l’engendré, nous tirons d’abord cette conséquence, que
si la parfaite vérité est en Dieu seul, nous devons tenir pour complètement
vrai ce qui nous est révélé de Dieu, et ne pas chercher comment peut être vrai
ce que nous ne pouvons comprendre en aucune manière. Ensuite nous pouvons
remonter à l’origine des sciences humaines et enfin obtenir une règle pour
reconnaître celles qui sont vraies. Dieu sait tout, parce qu’il contient en soi
les éléments dont il fait toutes choses ; l’homme les divise pour les
savoir ; aussi la science humaine est comme une anatomie des ouvrages de
la nature. En effet, si nous voulons prendre des exemples, elle a partagé
l’homme en corps et âme, et l’âme en intelligence et volonté ; elle a
distingué du corps, ou, comme on dit, abstrait la figure et le mouvement, et de
ces propriétés comme de toutes choses, elle a tiré l’être et l’un. La
métaphysique considère l’être, l’arithmétique l’un et sa multiplication, la
géométrie la figure et ses dimensions, la mécanique le mouvement du dehors, la physique
le mouvement qui part du centre, la médecine étudie le corps, la logique, la
raison, la morale, la volonté. Il est arrivé de cette anatomie des sciences
comme de celle qui s’exerce journellement sur le corps humain : les
anatomistes difficiles à contenter conservent bien des doutes sur la situation,
la structure et les fonctions des parties, et craignent que la mort solidifiant
les liquides, interrompant le mouvement, que le scalpel altérant ce qu’il
divise, le véritable état des organes ne soit plus observable non plus que
leurs fonctions. Cet être, cette unité, cette figure, ce mouvement, ce corps,
cette intelligence, cette volonté, sont autres en Dieu où ils ne font qu’un,
autres dans l’homme où ils sont divisés. Ils vivent en Dieu, et dans l’homme
ils sont morts. Car si Dieu est éminemment toutes choses, comme parlent les
théologiens chrétiens, et si la génération et la corruption perpétuelle des
êtres ne le changent en rien, puisqu’elles ne l’augmentent ni ne le diminuent,
les êtres finis et créés sont des modifications et des dispositions de l’être
infini et éternel, en sorte que Dieu seul est vraiment l’être, et que
tout le reste est de l’être à proprement parler.
Aussi Platon, lorsqu’il parle de
l’être d’une manière absolue, veut faire entendre la Divinité. Mais qu’est-il
besoin du témoignage de Platon, quand Dieu s’est défini lui-même : Je
suis celui qui suis, celui qui est, tout le reste n’étant rien auprès de
lui. Nos ascètes, nos métaphysiciens chrétiens proclament de même que les plus
grands d’entre nous, quelle que soit la cause de leur grandeur, ne sont rien
devant Dieu. Et comme Dieu est la seule véritable unité, parce qu’il est infini
et que l’infini ne peut se multiplier, l’unité créée s’anéantit devant
lui ; et le corps comme tout le reste, parce que l’immense ne souffre
point de mesure ; le mouvement, qui est déterminé par le lieu, périt avec
le corps ; car c’est le corps qui remplit le lieu ; notre raison
humaine périt ; car, puisque Dieu a en lui-même les objets de sa pensée,
et qu’il a tout présent, ce qui est en nous raisonnement est œuvre en
Dieu ; enfin notre volonté fléchit ; mais comme Dieu ne se propose
d’autre fin que lui-même, et comme il est parfaitement bon, sa volonté est
irrésistible.
Nous trouvons la trace de ces
opinions dans des locutions latines ; car le mot même minuere
exprime à la fois diminution et division, pour dire que les choses divisées ne
sont plus les mêmes qu’à l’état de composition, mais qu’elles sont amoindries,
altérées, corrompues. Est-ce par cette raison que la méthode analytique, comme
on l’appelle, qui procède par genres universaux et par syllogismes, et dont se
servent les aristotéliciens, est convaincue d’impuissance ; que la méthode
des nombres qu’enseigne l’algèbre est une méthode de divination ; que la
méthode qui agit par le feu et la décomposition, celle de la chimie, est une
méthode d’essai ? L’homme, marchant par ces voies à la découverte de la
nature, s’aperçut enfin qu’il ne pouvait y atteindre, parce qu’il n’avait pas
en lui les éléments dont les choses sont formées, et cela par suite des limites
étroites de son esprit, pour qui toute chose est en dehors et au delà ; il
sut alors utiliser ce défaut de son esprit, et par l’abstraction, comme on dit,
il se créa deux éléments : un point qui pût se représenter, et une unité
susceptible de multiplication. Deux fictions. Car le point, si on le figure,
n’est plus un point, et l’unité qu’on multiplie n’est plus une unité. En outre,
il partit de ces bases, comme il en avait le droit, pour aller jusqu’à
l’infini, prolongeant les lignes dans l’immensité et poussant dans
l’innombrable la multiplication de l’unité. De cette manière, il se construisit
un monde de formes et de nombres qu’il pût embrasser tout entier. En prolongeant,
divisant ou assemblant des lignes, en ajoutant, retranchant et combinant des
nombres, il produit des choses infinies, parce qu’il connaît en lui-même des
vérités infinies. Il faut de l’action, non pour les problèmes seuls, mais pour
les théorèmes eux-mêmes, que l’on croit vulgairement appartenir à la
contemplation pure. En effet, puisque l’esprit rassemble les éléments du vrai
qu’il contemple, il est impossible qu’il ne fasse pas le vrai qu’il connaît.
Or, comme le physicien ne peut définir les choses selon la vérité, c’est-à-dire
assigner à chaque chose sa nature et la faire selon le vrai (ce qui est le
privilège de Dieu), il définit les mots, et, à l’exemple de la divinité, il
crée sans matière (comme Dieu crée de rien) le point, la ligne, la surface. Il
désigne par le mot de point ce qui n’a pas de parties, par celui de ligne la
marche et la trace du point, ou la longueur sans largeur et sans
profondeur ; il appelle surface la rencontre de deux différentes lignes,
qui font une largeur accompagnée de longueur sans profondeur. Ainsi, comme il
lui est refusé de saisir les éléments dont les choses tirent leur réalité, il
se crée des éléments nominaux, d’où sortent les idées par une déduction
inattaquable.
Cela n’a pas échappé aux sages
auteurs de la langue latine ; nous savons que les Romains disaient
indifféremment quæstio nominis et definitionis, question de nom
et de définition ; ils pensaient chercher la définition lorsqu’ils
cherchaient ce que le mot réveillait dans l’esprit de tous. On voit par là
qu’il en a été de la science humaine comme de la chimie. De même que celle-ci,
en poursuivant un but frivole, a enfanté, sans le vouloir, un art très utile à
l’humanité, de même la curiosité humaine, en s’attachant à la recherche d’un
vrai qui lui est interdit, a produit deux sciences très utiles à la
société : l’arithmétique et la géométrie, qui lui ont donné à leur tour la
mécanique, la mère de tous les arts nécessaires à l’espèce humaine. La science
humaine est donc née du défaut de l’esprit humain, qui, dans son extrême
limitation, reste en dehors de toutes choses, ne contient rien de ce qu’il veut
connaître, et par conséquent ne peut faire la vérité à laquelle il aspire. Les
sciences les plus certaines sont celles qui expient le vice de leur origine, et
s’assimilent comme création à la science divine, c’est-à-dire celles où le vrai
et le fait sont mutuellement convertibles.
De tout ce qui précède on peut
conclure que le criterium du vrai, et la règle pour le reconnaître,
c’est de l’avoir fait ; par conséquent, l’idée claire et distincte que
nous avons de notre esprit n’est pas un criterium du vrai, et elle n’est
pas même un criterium de notre esprit ; car en se connaissant,
l’âme ne se fait point, et puisqu’elle ne se fait point, elle ne sait pas la manière
dont elle se connaît. Comme la science humaine a pour base l’abstraction, les
sciences sont d’autant moins certaines qu’elles sont plus engagées dans la
matière corporelle. Ainsi la mécanique est moins certaine que la géométrie et
l’arithmétique, parce qu’elle considère le mouvement, mais réalisé dans des
machines ; la physique est moins certaine que la mécanique, parce que la
mécanique considère le mouvement externe des circonférences, et la physique le
mouvement interne des centres. La morale est moins certaine encore que la
physique, parce que celle-ci considère les mouvements internes des corps, qui
ont leur origine dans la nature, laquelle est certaine et constante, tandis que
la morale scrute les mouvements des âmes, qui se passent à de grandes profondeurs,
et qui proviennent le plus souvent du caprice, lequel est infini. En outre, en
physique, les théories sont reçues pour vérités, du moment qu’on peut faire
quelque chose qui s’y rapporte. C’est pour cela que les théories sur la nature
passent pour les plus importantes, et sont accueillies de tout le monde avec la
plus grande faveur, si on y ajoute des expériences qui offrent une imitation de
la nature.
Pour tout dire en un mot, le vrai
est convertible avec le bon, si ce qui est connu comme vrai tient son être de
l’esprit par lequel il est connu, et que la science humaine imite ainsi la
science divine, par laquelle Dieu, en connaissant le vrai, l’engendre à
l’intérieur dans l’éternité, et le fait à l’extérieur dans le temps.
Quant au criterium du vrai, c’est pour Dieu de communiquer la bonté aux
objets de sa pensée (vidit Deus, quod essent bona), de même c’est pour
les hommes d’avoir fait le vrai qu’ils connaissent. Mais pour fortifier ces
principes, il faut les assurer contre les attaques des dogmatiques et des
sceptiques.